Après une quinzaine d’années de vie religieuse, les jésuites vivent le « Troisième An ». Depuis l’Irlande, le P. Claude Philippe sj nous parle de ce temps d’écoute de Dieu et du monde.

Claude Philippe Belfast (2)

Après un baptême.

Direction Belfast ! Sous des trombes d’eau, je prends la voiture pour rejoindre la capitale de l’Irlande du Nord. C’est mon premier grand voyage dans l’île, après cinq mois passés à Dublin et le début de mon Troisième An, une étape importante dans la formation jésuite.

Pourquoi « Troisième » ? Tout simplement parce qu’il vient en écho du noviciat, les deux premières années de formation. Pour moi, cet écho est enrichi par tout ce que j’ai vécu depuis lors : des études, à Paris et Rome, des missions et la vie en communauté. Il m’est offert de prendre du recul afin de redécouvrir l’appel de Jésus à participer à sa mission dans la Compagnie de Jésus qui porte son nom.

Des surprises dès l’arrivée

En fait, Belfast ne m’est pas totalement inconnue. Enfant, j’ai été marqué par les reportages sur la guerre en Irlande du Nord : comment un conflit entre protestants et catholiques est-il possible ?
Avant d’appréhender la complexité du réel, je me laisse surprendre dès mon trajet : à gauche de l’autoroute, un panneau indique une limitation de vitesse étonnamment réduite à 60… miles ! En l’absence de frontière physique entre l’Europe et l’Irlande du Nord, je suis entré, sans m’en rendre compte, au Royaume-Uni. Le matin même, en raison du Brexit, le Premier ministre d’Irlande du Nord démissionnait. Peu de jours auparavant, on commémorait les 50 ans du tragique Bloody Sunday (des parachutistes britanniques ont tiré sur des manifestants, causant 14 morts). Décidément, le présent n’est pas moins mouvementé que l’histoire, pourtant chargée.

Un temps d’inculturation

Pendant près de trois mois, je suis en immersion dans la deuxième plus grande paroisse du diocèse de Belfast. Je célèbre des messes, baptise, confesse, participe à des groupes de prière, etc. Les paroissiens sont très accueillants, so friendly. Ils m’ont offert des gâteaux (bretons), du vin et même du pâté français, un vendredi de Carême ! Je découvre le pays et sa culture ; la question « Do you like a cup of tea ? », posée à 18 heures, est une invitation à un repas léger avec ou sans thé. Le sport facilite les liens : la victoire du XV de France au tournoi des Six Nations me vaut les félicitations des Irlandais, qui finissent deuxième. Un jour, invité à acheter des produits français, je choisis un bon camembert… que je suis prié de sortir du frigo et de la maison, car il sent fort…

Réconciliation et espérance

Peace walls - murs de la paix

Les « murs de la paix » à Belfast

Pour mieux comprendre l’histoire du pays, j’ai visité Derry, appelé Londonderry par les Anglais. Au bord de la route, on peut voir des panneaux Londonderry. C’est dans cette ville que les tensions ont commencé, avec l’installation de protestants – anglicans et presbytériens écossais – en 1613 ; celles-ci ont été ravivées lors du Bloody Sunday.
Au fil du temps, les personnes se confient à moi. Beaucoup d’entre elles sont encore traumatisées par les « troubles » (3500 morts entre 1968 et 1998) et ce qu’elles ont vu : des cadavres sur les trottoirs, des amis ou des voisins tués, etc. En visite chez une personne âgée, j’observe un portrait dans son salon : celui de son fils, tué en 1995, à l’âge de 22 ans, très probablement par un membre de l’IRA parce qu’il avait rejoint la police. La famille d’une paroissienne a décidé de déménager après qu’un cocktail Molotov a été lancé contre son habitation. Certains, traversant en voiture des quartiers loyalistes, continuent d’avoir le cœur serré.

L’église de « ma » paroisse a moins de vingt ans, car la précédente a brûlé dans un incendie pendant les troubles… Pourtant, je suis aussi témoin d’un long travail de réconciliation. Sur cette terre portant les séquelles d’une histoire marquée par les blessures, la terrible guerre en Ukraine résonne de manière particulière. Les paroissiens font preuve d’une grande générosité envers les Ukrainiens et sont des modèles de résilience.

Au cœur du concret

Oui, je crois que Belfast est un lieu bien trouvé pour « l’école du cœur », le nom donné à ce Troisième An. C’est un temps béni pour remplir notre cuve d’humanité et laisser le Seigneur nous unifier, nous « fonder » davantage en Lui. C’est « l’occasion d’atteindre l’unité spirituelle exigée par sa vocation… dans la profondeur de son affectivité » (P.-H. Kolvenbach sj). Je trouve très juste cette expression des Constitutions de saint Ignace : « Les moyens qui unissent l’instrument à Dieu et le disposent à bien se laisser conduire de sa main divine, sont plus efficaces que ceux qui le disposent à l’égard des hommes » (n°813). Ce qui est concret touche au plus spirituel…

Claude Philippe Belfast (3) P. Claude Philippe sj,
En Troisième An à Belfast

Zoom sur le Troisième An

Basée à Dublin, la communauté du Troisième An [pour l’Europe] est composée de 10 jésuites issus de 9 nationalités. Les « tertiaires » lisent les textes fondateurs de la Compagnie de Jésus et font, pour la 2e fois, les Exercices spirituels de 30 jours de saint Ignace. Ils rédigent aussi leur « récit de vie », en visitant de multiples aspects de leur vie. C’est un exercice très riche pour mieux se connaître et ainsi mieux entendre ce qui se vit chez les autres. « Dieu nous accueille les bras grands ouverts avec ce que nous sommes : nos désirs, quelques talents mais aussi nos blessures et nos limites. »

Cet article a paru dans la revue Échos jésuites (été 2022), la revue trimestrielle de la Province d’Europe Occidentale Francophone. L’abonnement, numérique et papier, est gratuit. Pour vous abonner, merci d’envoyer votre mail et/ou votre adresse postale à communicationbxl [at] jesuites.com.

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