Extraits du message du P. François Boëdec, Provincial, aux jeunes jésuites

Le 12 mars 2022 , à l’occasion du 400e anniversaire de la canonisation de saint Ignace de Loyola et saint François Xavier, les jeunes jésuites et les jésuites en mission auprès des jeunes se sont retrouvés à Paris. En fin d’après-midi, le P. François Boëdec, Provincial, leur a adressé un message, les invitant à faire corps, à espérer et à relever les défis du monde. En voici quelques extraits.

message du pere francois boedec provincial aux jeunes jesuites le 12 mars 2022

« Ce thème de l’espérance s’est peu à peu imposé à ceux qui ont préparé cette rencontre. Parler d’espérance, c’est forcément nous tourner vers l’avenir, et ce n’est pas nous arrêter à regarder le passé, si glorieux soit-il. Quelles sont aujourd’hui nos raisons d’espérer ? Qu’est-ce qui vient spontanément à mon esprit ? Bien sûr, je pourrai lister un certain nombre de faits, d’initiatives, de projets qui me donnent de l’espérance. Mais je voudrais plutôt vous partager quelques convictions, des points d’attention aussi, qui m’habitent d’abord comme compagnon, et éventuellement comme provincial, à partir de l’expérience d’Ignace et des premiers compagnons. Des choses évidentes, mais qu’il nous faut sans cesse nous redire, car elles sont au fondement de notre vie jésuite. […]

Je me suis demandé ce qui habitait la tête et le cœur d’Ignace, de François-Xavier et des premiers compagnons alors qu’ils aimaient monter sur la colline de Montmartre – comme nous le ferons ce soir – pour se balader, prier, échanger, partager leurs projets et leurs rêves ? Quelles étaient leurs raisons d’espérer ? J’imagine qu’ils devaient eux aussi déjà parler de la situation politique en Europe, des guerres d’Italie, des rivalités entre François 1er, Charles Quint et Henri VIII, de la crise que connaissait l’Église et le christianisme avec la Réforme qui commençait à s’étendre ; peut-être parlaient-ils aussi de la formation qu’ils recevaient à Paris, des cours de tel prof, de l’ambiance entre étudiants dans les différents Collèges de Sainte-Barbe, Montaigu, la Sorbonne… Sans doute parlaient-ils aussi de leur prière, de leur foi, de Dieu, de leurs amitiés et de leurs relations. J’imagine qu’ils n’étaient pas toujours d’accord entre eux, qu’ils avaient de grands désirs, qu’ils voulaient changer le monde, l’Église, qu’ils ne savaient pas comment s’y prendre, et que malgré leurs différences, ils avaient plaisir à être ensemble, découvrant au fur et à mesure ce qui les soudait les uns aux autres.

Je veux croire, qu’il en est, qu’il peut en être de même pour nous. Et l’une de mes premières raisons d’espérer, c’est de croire que dans la qualité des liens qui nous lient, il y a là une grande force pour accueillir l’avenir. […]

Ces liens qui nous lient ensemble en un corps

Tout comme Ignace et ses premiers compagnons, nous nous risquons ensemble. C’est touchant d’ailleurs qu’Ignace n’ait pas été canonisé seul mais que son ami François Xavier l’ait été en même temps. Nous vivons notre suite du Christ ensemble. Chacun de nous, individuellement, aurait pu choisir de vivre sous l’étendard du Christ. On peut être ignatien sans être jésuite, sans choisir la vie communautaire et l’appartenance à un ordre, avec ses règles propres. Mais nous avons choisi cette voie : parcourir le chemin avec d’autres, en recevant le soutien d’autrui, en soutenant aussi autrui. De même que les compagnons ont dû discerner et délibérer ensemble, pour savoir s’ils souhaitaient rester unis en un seul corps, et s’il convenait de faire vœu d’obéissance à l’un d’eux ; ainsi chacun d’entre nous a dû discerner et faire élection : convient-il que je fasse partie du corps de la petite Compagnie et que je m’y engage ? […]

Appartenir à un corps, mais pour faire quoi ? Une mission d’espérance

message du pere francois boedec provincial des jesuites aux jeunes jesuites rassembles le 12 mars 2022 La deuxième chose que je voudrais rappeler, qui est un peu notre horizon apostolique, et qui touche précisément à notre raison d’être ensemble, c’est qu’aider les hommes et les femmes de notre temps à espérer, c’est une mission qui nous est confiée à nous jésuites. […]

Ce service de l’espérance, c’est d’abord et avant tout une mission, un appel. Nous croyons, nous jésuites, que Dieu aime ce monde. Notre mission d’espérance c’est d’écouter Dieu qui travaille, et le dire au monde. Si nous sommes appelés à cela, c’est pour participer à la mission du Christ qui est venu remettre l’homme et l’humanité dans ce mouvement.

Alors, évidemment, si cette question de l’espérance nous travaille aujourd’hui, c’est qu’elle est chahutée, éprouvée. Par la situation du monde, de l’Eglise, de la Compagnie, la crise des abus, le peu de vocations, la sécularisation, l’urgence écologique, la guerre aujourd’hui… la liste est longue. Plutôt que de nous laisser écraser par une telle litanie ou par l’accumulation quasi encyclopédique des principales causes et conséquences des crises qui nous touchent, il est bon de faire un travail de relecture, humble et personnel. Non pas une analyse extérieure et froide, mais une relecture personnelle. Qu’est-ce que tout cela provoque en moi ? Révolte ou abattement ? Créativité ou angoisse paralysante ? Colère, voire violence, ou bien déprime ? Engagement ou fuite ? Parfois nos grands débats s’enflamment parce que nous n’avons pas accueilli en nous ces mouvements qui nous travaillent. Ces mouvements qui doivent nous travailler. Ignace, nous le savons, est inquiet quand il ne se passe rien en nous. C’est donc mon premier conseil, sachons accueillir et regarder avec Dieu les mouvements que produisent en nous ces événements de crise.

Parfois il me semble que certains compagnons rêveraient de vivre une existence sans tension, où il pourrait déployer paisiblement leur désir de servir et d’annoncer le Christ. Et peut-être inconsciemment, avons-nous pu imaginer une Compagnie indemne de tout ce qui attaque le monde. Or, je crois que la tension est constitutive de l’existence humaine, et de notre vie jésuite. Et qu’il faut consentir à y être, à y demeurer. Ignace, François Xavier, mais aussi Thérèse d’Avila et les autres, ont vécu à une époque, elle aussi, marquée par des fractures et des tensions. Personne n’osera affirmer que la vie du monde et de l’Église du temps d’Ignace était de longs fleuves tranquilles. Les temps sont durs, imprévisibles ? Oui, et alors ? Dieu ne nous a jamais promis une vie facile.

Ignace n’a pas fui le monde de son temps. Il s’y est engagé ; il a contribué à marquer son temps. Entreprendre des études, malgré les handicaps de l’âge et de la langue ; repérer les besoins locaux : pas seulement l’ignorance religieuse, mais aussi les besoins des plus petits, des prostituées, des malades, des victimes des injustices de son temps ; développer des initiatives locales : associations, écoles, réseaux… La culture de son époque n’était pas, pour Ignace, une ennemie mais une alliée ; de même que chaque personne rencontrée n’était pas un rouage à utiliser, un disciple à dominer, mais une âme et des qualités à libérer pour qu’elle se mette au service du Seigneur. C’est un deuxième conseil : pratiquons-nous suffisamment l’apriori favorable ? d’abord avec nos compagnons de vie, mais plus largement avec toute personne que nous rencontrons ; mais aussi l’apriori favorable plus fondamental vis-à-vis du monde dans lequel nous vivons ?

Ceux qui me connaissent bien, qui m’ont souvent entendu, connaissent l’un de mes refrains par lequel j’invite à « privilégier la charpente plutôt que l’armure ». Dans la période qui est la nôtre, nous pouvons voir cette tentation de l’armure très présente, dans les relations internationales, dans la politique, la société, l’Eglise… Ces tendances peuvent nous toucher nous-mêmes. Nous durcir. Pourtant ce n’est pas le chemin emprunté par Ignace et les premiers compagnons. Ignace a été dépouillé de son armure par les circonstances : le fameux boulet de canon de Pampelune, bien sûr. Mais il a choisi, dès le début de son pèlerinage, de se dépouiller de son épée au pied de la Vierge de Montserrat. Ce dont le boulet l’avait dépouillé contre sa volonté, il s’en dépouille finalement librement. Et nous savons que ces gestes extérieurs vont être suivis du dépouillement de bien d’autres armures, moins visibles. Ces fausses sécurités par lesquelles on croit garantir son salut. Cet orgueil qui lui faisait croire qu’il gagnerait les combats par lui-même, à la force de son poignet. Dépouillé de toutes ces carapaces, pour se laisser enseigner par le Seigneur comme un petit enfant.

Je me permets un exemple dans notre actualité douloureuse. En ce moment, nous sommes enseignés par les personnes victimes d’abus. Elles ont souffert de la part de certains prêtres et religieux, de la part de jésuites aussi. Elles nous font découvrir ce que nous n’aurions jamais soupçonné : l’intensité de la douleur vécue, mais aussi le nombre de comportements déviants et d’erreurs dans la gestion de ces déviances. L’Église, la Compagnie de Jésus en particulier, notre Province, apprennent, se laissent enseigner. Cela n’a pas été évident. Et peut-être cela ne reste-t-il pas évident pour certains d’entre vous. Cela devient possible lorsque nous avons déposé les armes et ôté nos carapaces. Lorsque nous renonçons à toute autojustification pour laisser advenir la vérité. La justice devient alors possible. Les conditions de possibilité d’une réconciliation se réunissent progressivement. Je considère – même si cela est douloureux – que le Rapport de la CIASE est une source d’espérance pour l’Eglise, je me réjouis que notre Province soit engagée, réellement, dans cette marche « avec les personnes blessées dans leur dignité » comme le rappelle la Seconde Préférence apostolique.

C’est ma troisième invitation : osons enlever les armures, spécialement quand nous sentons des peurs ou des mouvements de repli. Les premières carapaces à enlever, ce sont les nôtres.

Ignace a choisi de rester dans l’Église

Ignace a choisi de rester dans l’Église. J’insiste sur l’aspect actif de ce choix. Il aurait pu choisir autrement, en une période si troublée, spécialement après plusieurs accrochages qu’il a subis de la part de l’Inquisition. D’autres ont choisi un autre chemin. C’est important pour nous de prendre conscience de ce choix, quand il nous arrive de penser : « Que fais-je dans cette galère ? » Le mauvais esprit peut provoquer de telles pensées et nourrir notre découragement. Réjouissons-nous, ici aussi, que le pape François ait lancé une démarche synodale. Démarche audacieuse et encourageante pour nous. Foi en l’Église, capable de sans cesse se réformer. […]

Extraits du message du P. François Boëdec, Provincial, aux jeunes jésuites Je résume mon propos : ne pas avoir peur des mouvements qui nous habitent et nous travaillent ; pratiquer l’apriori favorable ; nous dépouiller de nos armures et carapaces, choisir de rester dans l’Eglise. Ignace, François Xavier, et les autres ont osé tout cela à une époque qui n’était pas plus rassurante que ce début de XXIème siècle. Pourquoi ?

Leur consolation ne vient pas du monde, mais du Christ, de celui qu’ils reconnaissent comme leur Seigneur. Leur énergie vient de leur espérance, et non pas d’un espoir humain. Ils utilisent certes des moyens humains ; ils investissent dans des médiations humaines, mais ils ne comptent pas sur elles. Ils ne fondent pas en elle leur espérance, le sens intime et ultime de leur vie. Nos sources d’espérance sont donc sûrement à retrouver du côté de celui qui nous a mis nous aussi en route, les uns et les autres, ce que nous avons perçu plus ou moins clairement, dans l’appel à rejoindre la vie religieuse dans la Compagnie, à savoir que Dieu est pour nous un Dieu de vie, et qu’il est venu pour la vie, pour ramener l’homme, chacun personnellement, à la vie. Et d’en avoir fait l’expérience personnelle et intime. […]

Qu’est-ce qui nous empêche de vivre avec Dieu et pour Dieu, ici et maintenant ? Nous pouvons réaliser notre vocation profonde, celle d’être avec le Christ, indépendamment des contingences qui nous sont plus ou moins favorables, qui nous conviennent plus ou moins. N’oublions jamais, qu’il ne s’agit pas tant de faire des choses pour le Christ que d’être avec lui. Comme jésuites, nous sommes tellement marqués par l’engagement et l’action que nous avons l’impression de ne pas être de vrais jésuites si nous ne faisons pas quelque chose. Soyons d’abord avec le Christ, et ne doutons pas que d’une manière ou d’une autre, il nous appellera à travailler à sa mission. […]

Chers compagnons, avons-nous besoin d’une autre assurance ? Oui, comme nous le dit à temps et contretemps, le Pape François : « Ne nous laissons pas voler notre joie, ne nous laissons pas voler notre espérance ». Notre joie et notre espérance ne sont pas naïves. Nous faisons l’expérience qu’à vue d’homme, nous n’avons pas les réponses ni les moyens pour changer seuls le monde quand il va à sa perte. Mais notre joie passe mystérieusement par le mystère pascal. Ce mystère pascal dont chacun s’approche avec son histoire personnelle. Si nous ne consentons pas à l’échec, à la mort, à l’humiliation, au passage par la croix dans nos vies, avec le Christ, nous risquons de vivre comme des jésuites aigris, amers, désabusés, suffisants, et isolés. Et la désespérance isole. Ce temps de carême dans lequel nous sommes entrés nous le rappelle bien. Notre marche vers Pâques est encadrée par deux figures de l’extrême solitude : Jésus qui reste quarante jours dans le désert, tenté par Satan. Et Jésus qui meurt comme un maudit, rejeté de son peuple, interdit de Dieu. Jésus n’a pas voulu échapper à cet isolement car il y a vu la seule manière, pour lui, de continuer de dire qu’il tenait à nous, jusqu’au bout, et de venir nous rejoindre dans nos propres isolements mortifères. A partir de là, nous pouvons découvrir que dans nos isolements, quelqu’un, en fait, vient nous visiter. Voilà sans doute l’expérience à faire, pour ce carême. Ecouter ce qui peuple le silence, ce qui habite les vides, Celui qui rejoint les fatigues, les détresses et les chagrins inconsolables. Peut-être y a-t-il ici la source, encore plus vivifiante que tout ce que nous pouvons échanger.

Travailler avec d’autres – partenaires dans la mission

Je voudrais dire un mot de ceux avec lesquels nous travaillons. Notre petite Compagnie est au service de l’Église. Elle n’a pas vocation à se fermer sur elle-même. Vous savez combien il est important pour nous jésuites de travailler avec d’autres. Le Père Arturo Sosa exprime, en introduction de la dernière partie de son livre : « Les jésuites sont partenaires d’une mission qui n’est pas la leur, mais celle du Christ ». Quand nous parlons de la « minima Societas », c’est caractéristique de notre identité : « L’idée de minimum ne traduit pas son petit nombre, mais sa subordination à quelque chose de plus grand : l’Église et sa mission »[1]. […]

Si nous voulons être levain dans la pâte, il nous faut un respect immense pour toutes les personnes avec lesquelles nous pouvons travailler, tisser des réseaux, apprendre les uns des autres. Et la Compagnie ne pourra pas demain déployer seule son charisme, si elle ne partage pas la mission avec des hommes et des femmes, de qualité, qui nous apprécient et nous font confiance. Je suis impressionné de tous ces laïcs à nos côtés. Il ne s’agit ni d’être hiérarchiquement en dessous, ni d’être au-dessus, mais chacun dans la responsabilité qui est la sienne à un moment donné, de travailler ensemble, pour la mission commune. […]

Nous allons vers des temps difficiles. Oui, sûrement. Nous y sommes déjà. Période de grands basculements, de profondes mutations, de grandes incertitudes. Et alors ? C’est précisément là où Dieu nous attend. Il attend des compagnons ouverts et enracinés, qui ne s’installent pas dans leurs certitudes, leur confort, leurs missions, et qui restent dans une disponibilité intérieure. De larges horizons s’ouvrent devant nous. Cherchons et avançons ensemble, modestement mais résolument. Il y a une nouvelle page qui s’écrit avec le Seigneur. C’est une aventure qui vaut la peine. Qui comble une existence. L’aventure jésuite est bien adaptée pour notre monde. Et je suis heureux que nous la vivions ensemble.

[1] Arturo Sosa, En chemin avec Ignace, p.198.

François Boedec jesuite

P. François Boëdec, Provincial d’EOF

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