Pierre Teilhard de Chardin sj : une pensée qui mûrit au Front

Le 11 novembre nous célébrions l’Armistice, qui marqua la fin de la Première Guerre mondiale (1914-1918). A cette occasion, redécouvrons l’expérience des tranchées du soldat et jésuite Pierre Teilhard de Chardin, au travers de quelques textes.

Lettre à Marguerite, Nant-le-Grand, 23 août 1916

« Je te disais que mon moral est resté bon. Sauf aux moments de bombardements intenses, où la vie devient plus animale, absorbée et concentrée dans les sifflements et les explosions, j’ai gardé le goût de penser. Mon regret est de n’avoir pas su assez, peut-être, fortifier et consoler tels ou tels de mes amis. Mais jusqu’à ce qu’on apprenne brusquement qu’ils ont reçu une balle dans la tête, cela paraît si peu vraisemblable que ceux qu’on rencontre pleins de santé, sur la ligne, doivent finir si vite, qu’on est souvent gêné pour parler carrément de fin prochaine… Je ne sais pas quelle espèce de monument le pays élèvera plus tard sur la côte de Froide-terre, en souvenir de la grande lutte. Un seul serait de mise : un grand Christ. Seule la figure du Crucifié peut recueillir, exprimer et consoler ce qu’il y a d’horreur, de beauté, d’espérance et de profond mystère dans un pareil déchaînement de lutte et de douleurs. Je me sentais tout saisi, en regardant ces lieux d’âpre labeur, de penser que j’avais l’honneur de me trouver à l’un des deux ou trois points où se concentre et reflue, à l’heure qu’il est, toute la vie de l’Univers, – points douloureux, mais où s’élabore (je le crois de plus en plus) un grand avenir. »

Genèse d’une pensée, Éditions Grasset, p. 152

Journal du 17 octobre 1916, p. 127

« Les hommes (les vagues d’hommes), aujourd’hui encore, sont semblables à des naufragés qui essaient de se joindre entre eux. Ils se tendent les bras, mais des vagues brutales les heurtent et les brisent les uns contre les autres. L’Avenir céleste et humain est dans l’association harmonieuse des individus par l’amour. Seulement il faut que s’aplanisse la mer qui les porte, que s’unifient les civilisations diverses qui entraînent dans des évolutions diverses les groupes d’hommes et les jettent les uns sur les autres. La guerre est le heurt entre des vagues d’hommes… Qu’est-ce qui fait ou apaisera les vagues ?… »

Lettre à Marguerite, Ravin de Moulins, 17 juin 1917

« Ce matin, je suis descendu dire ma messe au village où j’étais il y a quelques jours. Je compte recommencer après-demain. En attendant, j’ai sur moi la Ste Réserve, pour quelques zouaves. Et alors, je passe mes journées avec NS littéralement cœur à cœur. Si seulement je savais profiter de cette grâce que seule la guerre pouvait m’apporter ! – Ainsi sommes-nous moins loin l’un de l’autre. Fasse NS que cette Présence prolongée nous illumine un peu plus les yeux et le cœur, comme tu le souhaites, afin que, plus complètement et réellement, nous le voyions en tout. »

Genèse d’une pensée, p. 255

« La nostalgie du Front », Aux armées avec les tirailleurs, septembre 1917

« Heureux, peut-être, ceux que la mort aura pris dans l’acte et l’atmosphère même de la guerre, quand ils étaient revêtus, animés d’une responsabilité, d’une conscience, d’une liberté plus grande que la leur, – quand ils étaient exaltés jusqu’au bord du Monde, – tout près de Dieu !
Les autres, les survivants du Front, garderont dans leur coeur une place toujours vide, si grande que rien de visible ne saura plus la remplir. Qu’ils se disent alors, pour vaincre leur nostalgie, qu’il leur est encore possible, malgré les apparences, de sentir encore passer en eux quelque chose de la vie du Front.
Qu’ils le sachent : la réalité surhumaine qui s’est manifestée à eux, parmi les trous d’obus et les fils de fer, ne se retirera pas complètement du Monde apaisé. Elle l’habitera toujours, quoique plus cachée. Et celui-là pourra la reconnaître, et s’y unir encore, qui se livrera aux travaux de l’existence quotidienne, non plus égoïstement, comme auparavant, mais religieusement, avec la conscience de poursuivre, en Dieu et pour Dieu, le grand travail de création et de sanctification d’une Humanité qui naît surtout aux heures de crise, mais qui ne peut s’achever que dans la paix. »

Écrits du temps de la guerre, p. 240-241

Le prêtre, entre Compiègne et Soissons, dans la forêt de Laigue, 8 juillet 1918

« Christ s’aime comme une personne, et s’impose comme un Monde. Le Christ est sûr de s’achever. Il est à l’abri de la souffrance. Il est déjà ressuscité. Et cependant, nous, ses membres, nous poursuivons dans l’humilité de la crainte, et l’excitation du danger, l’achèvement d’un élément que le Corps mystique ne peut tenir que de nous. Notre paix se double de l’exaltation de créer dans le risque une œuvre éternelle qui n’existera pas sans nous. Notre confiance en Dieu s’anime et se durcit de l’acharnement humain à conquérir la Terre.
Ô prêtres qui êtes à la guerre, s’il en est, parmi vous, que déconcertent une situation aussi imprévue, et l’absence de messes dites ou de ministère accompli, souvenez-vous qu’à côté des sacrements à conférer aux personnes, plus haut que le soin des personnes isolées, vous avez une fonction universelle à remplir, l’offrande à Dieu du Monde tout entier. »

Écrits du temps de la guerre, p. 322-332

La Foi qui opère, Chavannes-sur l’Étang, 28 septembre 1918

Fort de Douaumont où le régiment du Père Teilhard fut décimé.

« Le Christ « s’expérimente » comme les autres objets.
Tant que nous n’essaierons pas d’aller à Lui sans hésitation, il nous apparaîtra comme un fantôme. (…)
Toutes les apparences du Monde inférieur demeurant les mêmes (- les déterminismes matériels, – et les vicissitudes du Hasard, – et la loi du travail, – et l’agitation des hommes, – et le pas de la mort,…) celui qui ose croire aborde une sphère du créé où les Choses, gardant leur texture habituelle, semblent faites d’une autre substance. Tout reste inchangé dans les phénomènes, et tout devient, cependant, lumineux, animé, aimant…
Par l’opération de la Foi, c’est le Christ qui apparaît naissant, sans rien violer, au cœur du Monde. »

Écrits du temps de la guerre, p. 359

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