« J’espère que le pape ne connaît pas l’issue du Synode sur la synodalité » : entretien avec le P. Franck Janin sj

Président de la Conférence des Provinciaux jésuites européens depuis 2017, le P. Franck Janin sj accompagne les personnes et les groupes qui souhaitent discerner et se mettre à l’écoute de l’Esprit Saint. Dans un entretien accordé à Cathobel dans le journal Dimanche du 11 mai 2023, il se réjouit de voir l’Église prendre la voie de la synodalité et met aussi en garde : entrer dans cette culture prendra du temps. 

Franck Janin Un expert de la synodalité ? En tout cas du discernement communautaire. C’est en 1992, alors que le P. Franck Janin sj étudie la théologie à Toronto, que pour la première fois, avec son supérieur provincial, il expérimente une pédagogie pratique au service d’un discernement spirituel en groupe. Il importe ensuite le modèle en Belgique, où il participe à la fondation d’ESDAC (Exercices Spirituels pour un Discernement Apostolique en Commun). Depuis une dizaine d’années, il exerce d’importantes responsabilités dans la Compagnie de Jésus. À chaque fois qu’il le peut, il met en œuvre cette conviction qui l’habite : l’Esprit Saint ne cesse d’œuvrer parmi les hommes et les femmes d’aujourd’hui. Mais pour se mettre à son écoute, il importe de se doter d’une méthode

L’institution synodale s’inscrit profondément dans l’histoire de l’Église. En revanche, la dynamique synodale dans laquelle l’Église est engagée depuis près de deux ans est quelque chose d’inédit…

Oui. Ce qui est révolutionnaire, c’est le fait que l’Église fasse de la synodalité sa manière ordinaire de fonctionner. Elle décide de faire de plus en plus appel, au niveau de sa gouvernance, à l’ensemble des chrétiens. Elle considère que dorénavant, c’est ensemble que nous pouvons le mieux nous mettre à l’écoute de l’Esprit Saint. Que celui-ci est également distribué au sein du peuple de Dieu. Ça, c’est vraiment neuf !

Mais ce n’est pas naturel – pas davantage pour la hiérarchie que pour le catholique de base d’ailleurs…

En effet. Beaucoup de catholiques ont encore tendance à penser que le prêtre ou l’évêque est plus habité par l’Esprit Saint, et qu’il pourra dès lors davantage porter sa voix. En même temps, cette vision des choses se perd. Elle est même de plus en plus nettement contestée…

Il y a donc urgence à développer de nouvelles manières de faire…

Oui, parce qu’un fossé est en train de se creuser. Je rencontre trop souvent des personnes très engagées dans l’Eglise mais qui considèrent qu’elles ne sont pas assez écoutées. Au bout du compte, disent-elles, c’est toujours le responsable, le curé, qui a le dernier mot.

N’est-il pas normal que le responsable conserve le dernier mot, y compris dans un fonctionnement synodal ?

La synodalité n’empêche effectivement pas le pasteur d’avoir le dernier mot. Mais il ne peut l’avoir qu’après avoir été à l’écoute de son peuple ! Il doit pouvoir exercer une forme de liberté : ce qu’il doit chercher, c’est la volonté de Dieu. Il doit se rappeler qu’il n’est pas le chef de l’Eglise ; le chef de l’Eglise, c’est le Christ. L’évêque ou le pasteur est là pour le représenter, et pour nous rappeler que c’est le Christ que nous voulons suivre.

Quels sont les ingrédients du fonctionnement synodal ?

Un élément-clé, c’est la culture de l’écoute. Une écoute décentrée de soi-même. J’entre dans le dialogue non pas d’abord pour donner mon opinion mais pour me mettre à l’écoute de l’Esprit. La finalité du dialogue, c’est de percevoir ce que l’Esprit dit aujourd’hui à l’Eglise. Entrer dans une démarche synodale, ce n’est pas entrer dans un débat d’idées. C’est mettre son avis de côté, et rechercher une vérité qui nous dépasse.

Serait-ce précisément ce qui distingue la synodalité de la démocratie ?

En effet. En démocratie, chacun exprime son avis, on vote, et la majorité l’emporte. C’est logique puisque le peuple décide de son destin à partir de lui-même. Mais l’Eglise, c’est autre chose : nous ne nous constituons pas nous-mêmes ; nous sommes constitués comme peuple par un appel du Christ. C’est lui qui nous convoque et nous rassemble. Dans cette dynamique, chaque voix est importante. Ce n’est pas un petit cercle d’initiés qui détient la vérité. Peut-être la vérité de l’Eglise de demain se trouve-t-elle chez celui qui cherche, qui est aux marges de l’Eglise, voire chez celui qui l’a quittée…
Pouvoir donner la parole à chacun – en tout cas au plus grand nombre possible – nécessite toutefois de mettre en place des façons de faire.

Au fond, avons-nous bien compris la démarche synodale ? Jusqu’à présent, on a parfois eu l’impression que chacun venait avec ses idées, ses revendications…

J’ai effectivement l’impression que lors de la phase diocésaine, certains sont arrivés avec le souci d’exprimer ce en quoi ils croient depuis longtemps. J’ai notamment été frappé par cette lettre ouverte dans laquelle 200 jeunes regrettaient le texte de la synthèse interdiocésaine belge. Cette lettre révèle que quelque chose a dysfonctionné. Peut-être que ces jeunes n’ont effectivement pas été écoutés. Peut-être n’a-t-on pas trouvé les moyens de leur permettre d’entrer en dialogue avec des personnes ayant un autre point de vue. Ou alors, peut-être estiment-ils que la synthèse n’est pas bonne parce qu’elle ne leur plaît pas… En tous les cas, cette lettre donnait l’impression qu’on était plus dans une lutte d’arguments que dans l’écoute commune de l’Esprit.

Comment rectifier le tir ?

Changer de culture, c’est très exigeant et difficile ! Cela prend 50 ans, 100 ans… Je crois aussi que pour entrer dans cette culture, il faut d’abord exercer la synodalité au niveau micro. Dans des groupes de 10-12 personnes – une assemblée, une paroisse, un mouvement, entre prêtres et responsables laïcs… C’est là, d’abord, qu’on doit réfléchir à la manière dont on prend les décisions. Concrètement, avant d’aborder une question, est-ce que chacun prend le temps de prier individuellement sur cette question ? La prière a pour avantage de nous décentrer. Elle permet d’entrer déjà dans une position d’écoute personnelle de l’Esprit. Si nous ne faisons pas cela, nous risquons de ne dire que ce qui nous vient sur le moment-même, et qui peut dépendre de l’humeur. Deuxième point de vigilance : chaque membre est-il écouté au sein de l’assemblée ? Est-ce que la parole est donnée à tous ? À parts égales ? Est-ce que chacun a pu intégrer des points à l’ordre du jour ? Troisième point : est-ce qu’on discerne ? À travers la parole échangée, se demande-t-on ce que l’Esprit est en train de dire au groupe ? Ou le responsable, avant même les échanges, a-t-il déjà la réponse à la question qu’il pose ?

Dans les faits, l’Eglise fonctionne peu ainsi ?

C’est sans doute déjà en place dans certains endroits. Régulièrement appelé pour accompagner des groupes dans des démarches de discernement, je constate toutefois souvent que les bases de l’écoute et d’une parole enracinée dans l’écoute de Dieu ne sont pas présentes. En Eglise, nous avons une culture du débat, nous avons une culture de la conversation à bâtons rompus, d’une verticalité parfois proche de l’autoritarisme… Mais nous sommes encore loin d’une culture de discernement communautaire.

Les jésuites, ou les ignatiens, ont-ils davantage cette culture ?

L’on reconnaît aux ignatiens une forme d’expertise en la matière. Ils ont reçu en héritage cette culture du discernement. Le pape François demande d’ailleurs souvent aux jésuites et aux ignatiens de la promouvoir. Et ce n’est sans doute pas anodin que ce soit un pape jésuite qui ait lancé la dynamique synodale. Mais nous avons tous à apprendre.

Quels sont les fruits d’un fonctionnement synodal ?

L’impact d’une décision prise de manière synodale sera beaucoup plus fort. D’ailleurs, la synodalité est un risque. Pas seulement pour les personnes en position d’autorité, mais aussi pour toutes les personnes qui participent au processus. Si elles prennent la parole, elles vont devoir vivre en cohérence avec cette parole. Un tel processus est très engageant, pour tout le monde. C’est parfois beaucoup plus confortable de dire que c’est le prêtre qui doit décider, on peut alors râler sur lui. La synodalité, c’est l’apprentissage de la coresponsabilité. Et je pense précisément que c’est la coresponsabilité qui peut revivifier l’Eglise dans nos régions. C’est le fait d’impliquer l’ensemble des chrétiens dans l’évangélisation, dans le partage de la Bonne Nouvelle. La synodalité, c’est un style de vie. Dans nos régions, je crois que ce style de vie peut produire un élan. On ne peut s’engager pleinement dans un projet que si on en est partie prenante.

En même temps, certains préféreraient un mode de fonctionnement plus vertical et un pouvoir fort. Pour l’Eglise comme pour la société d’ailleurs…

Dans le contexte très insécurisant qui est le nôtre, le souhait d’avoir un pouvoir fort est une façon de rechercher de la sécurité. On espère trouver quelqu’un qui va nous dire dans quelle direction aller. Pour un tel leader, on est même prêt à abandonner un peu de sa liberté. Je crois que la synodalité peut offrir une autre réponse à cette aspiration : elle permet d’aller ensemble vers un but commun.

Que devient le leader dans une Eglise synodale ?

Le leader est celui qui rappelle que c’est le Christ qui mène l’Eglise. Il doit être une figure du Christ. Quand l’évêque convoque en sa cathédrale, il doit nous montrer que c’est le Christ qui nous convoque. C’est une grande exigence !

Au cours des dernières décennies, certains leaders d’Eglise ont pu basculer dans l’abîme de l’abus. La synodalité serait-elle une façon de lutter contre les abus ?

D’une façon ou d’une autre, les abus sont toujours des abus de pouvoir. Parce que j’abuse de mon pouvoir, j’abuse des autres. Les abus dans l’Eglise doivent donc nous interroger sur la façon dont le pouvoir y est exercé. Vu que le pouvoir est exercé au nom de Dieu, et que Dieu est l’absolu, certaines personnes ont exercé un pouvoir absolu sur les gens. Certains ont pu dire : « Je suis le Christ pour toi ». Au lieu de renvoyer vers le Christ, elles se sont substituées à lui ! Dans une Eglise synodale, ce risque est effectivement moins grand puisque ce n’est plus une personne qui est dépositaire de l’Esprit Saint, mais l’ensemble du corps.

Vous avez une grande expérience internationale. Le processus synodal n’est pas perçu de la même façon d’un pays à l’autre. N’y a-t-il pas là un risque de désunion pour l’Eglise ?

Mes compagnons jésuites qui viennent de différents continents m’indiquent d’abord qu’ils sont témoins d’une joie. De manière assez universelle, les gens sont heureux de pouvoir s’exprimer. Je trouve cela très encourageant. En même temps, nous percevons aussi de grandes résistances, beaucoup de peur. Certains ont l’impression qu’en entrant dans ce chemin, tout va s’écrouler. Que l’on ne saura plus trop où se trouve l’autorité. Ces personnes pensent que la synodalité va remettre en cause toute la structure de l’Eglise. Personnellement, je ne pense pas que ce sera le cas. C’est plutôt la façon dont la structure va exercer son autorité qui va changer. Je rappelle aussi que la synodalité engage l’Eglise sur le temps long. Chacun avance, mais chacun à son niveau. D’une communauté ecclésiale à l’autre, il peut y avoir des différences.

La synodalité est-elle définitivement l’avenir de l’Eglise ou existe-t-il un risque de retour en arrière ?

Je perçois un risque : si on ne se donne pas les moyens adéquats de bâtir cette Eglise synodale, on va aboutir à du découragement. On a d’ailleurs vu cela dans certains synodes diocésains :  les gens en sont parfois sortis découragés. Un autre risque existe : celui de faire croire aux gens que parce qu’on les écoute, on va automatiquement mettre en œuvre ce qu’ils disent. C’est les tromper ! La démarche synodale ne supprime pas l’autorité hiérarchique. Et les résultats ne sont pas connus à l’avance. En entrant dans une démarche synodale, on ne peut savoir quelles en seront les conclusions. Bien sûr, je peux venir avec mes idées, mais pas en militant. Je dois avoir une liberté par rapport à mes propres opinions. Ce qui serait extraordinaire dans le synode que nous vivons, c’est qu’il débouche sur des changements que nous n’attendions pas ! Ce serait un signe de l’Esprit Saint. Le Dieu des surprises nous aurait alors surpris. J’ose d’ailleurs espérer que le pape lui-même ne sait pas vers quoi débouchera ce processus synodal. S’il avait un agenda caché, le processus serait biaisé.

Propos recueillis par Vincent Delcorps, directeur de la rédaction

> Photo : © Cathobel

> Article mis en ligne avec l’aimable autorisation de Cathobel (Journal Dimanche, numéro 19, hebdomadaire du 14 mai 2023)

> En savoir + sur Cathobel, site officiel de l’Eglise catholique en Belgique francophone, s’abonner à la newsletter et au journal Dimanche

Aller en haut