De retour de Beyrouth, le P. Patrice Jullien de Pommerol sj revient sur son parcours de missionnaire jésuite qui l’a emmené du Tchad jusqu’aux confins de la mer Noire, en Turquie.

J’ai connu la Compagnie de Jésus au cours d’une retraite après mes études secondaires au collège de l’externat Saint-Joseph à Lyon, tenu par les jésuites. Dans ma jeunesse, j’ai été fortement marqué par l’obligation d’étudier pour pouvoir ensuite travailler. Mais quand, au cours d’une retraite, j’ai découvert, dans le « principe et fondement » -la première méditation à laquelle saint Ignace nous invite- que l’homme n’est pas d’abord fait pour travailler mais pour louer, respecter et servir Dieu, cela m’a invité à aller plus loin dans cette direction.

Après mon entrée au noviciat en 1968, la Compagnie m’a envoyé en régence au sud du Tchad pour enseigner la philosophie en 1972. Sur place, l’évêque local m’a expédié au nord, à Abéché, pour m’occuper du foyer des jeunes et aider le curé, le P. Gérard Damon. Le pays est alors en proie à une famine. Je suis frappé par les corps décharnés des enfants, les cadavres et les animaux faméliques. C’est une douloureuse entrée en matière.

Structure comparable dans les contes et dans l’évangile de saint Matthieu

Pour apprendre l’arabe local, écouter les contes dits par les mères aux enfants rassemblés le soir se révèle précieux. J’en ai recueilli près de 300 et me suis aperçu que le conteur ne raconte pas une histoire pour faire plaisir mais pour livrer aux auditeurs son expérience de la vie, en utilisant le jeu des actions des personnages que l’on fait revivre. Cela m’a mis sur une piste qui m’a intéressé et, de retour en France, les PP. Édouard Pousset et Joseph Gauvin sj m’ont mis dans le sillon de Vladimir Propp, un linguiste russe qui a identifié la structure linguistique archétypale des contes merveilleux russes. Portant son attention sur ce que font les personnages, il en conclut que la succession des fonctions des personnages est la même dans tous les contes « merveilleux », c’est-à-dire dans ceux qui tentent de donner un sens à la vie et à la mort. En travaillant « Contes et chants du Tchad » pour une thèse à École Pratique des Hautes Études (en 1978), j’ai retrouvé cet archétype narratif des contes et ai été surpris de constater que la place du chant dans ces contes correspondait à celle que Matthieu lui donne dans son évangile : un chant plaintif après le méfait causé par l’agresseur (la plainte de Rachel à Rama) et un chant d’entrainement avant le combat (le chant des Psaumes avant d’aller au mont des Oliviers). Qu’on soit tchadien, russe ou européen, on aurait donc la même structure dans la tête pour exprimer l’espérance de la vie.

Prolongeant cette recherche dans mes années de théologie au Centre Sèvres, l’évangile de saint Matthieu a retenu mon attention. L’important était moins les « discours » que les séquences successives de fonctions des personnages formant la « texture » de cet évangile. Dans ma thèse présentée à la Sorbonne en 1979 et titrée « Étude fonctionnelle de l’évangile de Matthieu », j’ai démontré comment cet évangile peut être lu avec la structure archétypale des contes merveilleux.

Au service des chrétiens arabophones du Tchad

De retour au Tchad, j’ai travaillé au Centre d’études et de formation pour le développement (CEFOD) (cf. en pages 34-35). Là, je me suis attaché à transcrire l’arabe dialectal tchadien. C’était la langue véhiculaire la plus parlée parmi les 75 langues tchadiennes. Il fallait l’écrire d’une manière rigoureuse et en caractères latins, afin de ne pas pénaliser ceux qui n’étaient pas de culture arabe. Aidé par un groupe d’arabophones et le P. Maurice Fournier sj, nous avons pu étudier la phonétique, la phonologie, la grammaire de cette langue, et proposer une méthode d’apprentissage et un important dictionnaire. Ces travaux ont été validés dans une autre thèse passée en 1994 à l’université de Tours, relative à « L’instrumentalisation de l’arabe véhiculaire parlé au Tchad ».

Parallèlement à ces travaux universitaires, j’étais heureux d’être au service des chrétiens dans une petite paroisse arabophone à N’Djamena. J’ai pu traduire en arabe et prononcer, place de l’indépendance à N’Djamena, le discours du pape Jean Paul II lors de sa visite au Tchad en 1990. Mais ma joie a été plus grande lorsque, pour Noël, le curé, le P. François Rey, m’a demandé de lire l’Évangile, et de faire l’homélie en arabe dialectal dans une petite paroisse à N’Djamena. L’assemblée composée de plusieurs ethnies et langues différentes comprenait et s’unissait dans une même prière. Je me rappelle aussi avoir confessé au fond de l’église et donné l’absolution en arabe à une vieille femme qui, à la fin et à la surprise de tous, a poussé des youyous en esquissant un pas de danse pour retourner à sa place. Fous rires de tous garantis ! Ce fut une grande joie !

Pris pour un espion en pleine guerre civile tchadienne

Des souvenirs pénibles remontent à la guerre civile qui éclate en 1979 entre Hissène Habré et Goukouni Oueddei. En l’absence du P. Gianni Zucca parti faire son troisième an, je suis seul à Moussoro dans le Kanem, une ville située au centre ouest du pays, à 250 kilomètres de la capitale. Un matin, je trouve, sous la porte, une missive de l’évêque m’ordonnant de partir immédiatement pour gagner la capitale, ou rejoindre les autres compagnons au Cameroun. N’ayant plus de voiture, j’ai pris mon cheval et suis parti avec quelques effets personnels. En route une voiture militaire m’a arrêté… et, me prenant pour un espion, m’a emmené à N’Djamena et bloqué dans une concession qu’ils occupaient. Les mortiers éclataient, les balles fusaient, et là, j’ai compris ce que signifie « avoir la trouille ». Une autre fois, avec deux autres compagnons jésuites, dont Maurice Fournier, qui me faisaient visiter N’Djamena, nous avons été arrêtés, bousculés et conduits en résidence surveillée par des militaires. Je me souviens de l’humiliation d’avoir à demander à un enfant armé d’une kalachnikov, la permission d’aller aux toilettes qui n’étaient en fait qu’un gigantesque cloaque.

Enfin, un dernier souvenir dont je porte la trace me revient. À N’Djamena j’ai habité dans le quartier arabe pour mieux étudier la langue. Il faisait tellement chaud que j’avais laissé la porte entrouverte. La nuit un voleur est venu me surprendre en pointant son poignard sous ma gorge. « Où est l’argent ? » m’a-t-il demandé. Je lui ai montré ma cantine qui était au fond de la chambre, et pendant qu’il y allait j’ai hurlé, pris la table et l’ai lancée sur lui. Il s’est relevé, a emporté ma sacoche, mes habits et mes sandales en agitant son couteau… Le pouce très légèrement blessé, j’ai dû retourner à la « mission centrale » en petite tenue et pied nus…

À Trébizonde sur les bords de la mer Noire

La communauté arménienne d’Ankara en 2010

La communauté arménienne d’Ankara en 2010.

En 1999, le P. Général Peter Hans Kolvenbach m’a convoqué à Rome. J’ai été frappé par le dénuement de son bureau : une chaise et une table, rien d’autre. Lui s’est assis sur un coin de la table et m’a indiqué la chaise. Il m’a confié trois choses : aller à Ankara avec quelques subsides venant de l’économe, étudier ce que la Compagnie de Jésus peut y faire à la suite du départ des pères assomptionnistes. Troisième chose, me dit-il, « vous apprendrez le turc et c’est une occasion qui ne se renouvellera pas ».

Messe à Santa Maria Kilisesi, Trabzon (2015)

Messe à Santa Maria Kilisesi, Trabzon en 2015.

Plusieurs compagnons jésuites sont venus me rejoindre. D’abord le P. Herman Pillaert sj, puis les PP. Jean-Marc Ballan et Alexis Doucet sj. À Ankara, j’ai organisé la réhabilitation complète d’un vieux bâtiment : l’ancienne chancellerie de l’ambassade de France. Pendant dix ans j’ai appris la langue turque et j’ai été le curé d’une paroisse fréquentée par environ cent cinquante Arméniens de rite grégorien. En 2006, le P. Andrea Santoro, un prêtre italien, est assassiné dans son église à Trabzon, l’ancienne Trébizonde, puis, en 2010, l’évêque d’Antioche, Mgr Luigi Padovese, est égorgé ; enfin, le P. Brunissen qui a été poignardé, quitte Samsun. Il n’y a plus personne pour desservir les deux paroisses de Trabzon et de Samsun distante de 300 kilomètres, le long de la Mer Noire. Je suis alors parti à Trabzon pour réhabiliter et entretenir les vieux bâtiments attenant à l’église « Santa Maria » et desservir en même temps la deuxième paroisse de Samsun. À Trabzon, une certaine jeunesse nationaliste persécutait les chrétiens : ces délinquants m’ont tiré dessus au pistolet, jeté des pierres, cassé des vitres, envoyé des cocktails Molotov contre la porte de l’église. Aidé d’un ami chrétien, j’ai dû plaider ma cause en turc au tribunal. En revanche, le voisinage musulman m’a réservé un très bon accueil. Possédant un peu de matériel, on m’a souvent sollicité pour dépanner. Avec mon échelle triple, j’ai escaladé bien des façades et toits ! J’en garde de très beaux souvenirs. Les voisins m’ont aussi aidé à cultiver le potager, me régalant ensuite de soupes aux choux, de purée de pommes de terre, d’omelettes, de confiture de raisins, etc. Ils acceptaient même l’invitation à rompre le jeûne (l’iftar) pendant le ramadan avec notre petit groupe de chrétiens, puis, sous le cloître de l’église, ne se sentaient pas gênés de prier sur un tapis de prière.

La messe dominicale regroupait une vingtaine de personnes (réfugiées Géorgiennes, Arméniens et chrétiens convertis). Au moment de l’homélie, un laïc avançait le siège devant les premiers rangs, et après une courte catéchèse les questions de l’assemblée fusaient. Une vraie communauté de foi se formait.

Notre chapelle à Beyrouth après l’explosion au port en août 2020

Notre chapelle à Beyrouth après l’explosion au port en août 2020.

Tombé malade, j’ai quitté Trabzon pour me faire opérer et suis arrivé à Beyrouth en septembre 2018 pour ma convalescence. Sur les conseils de ma sœur carmélite au Nord Cameroun, qui m’a signalé qu’il manquait un aumônier au carmel de Laval, je m’y suis rendu en juillet 2023, accompagné par le Provincial du Proche-Orient, le P. Michael Zammit sj. C’est là que je réside actuellement.

Un parcours fait de surprises, de confiance et de cohérence

Ce qui m’amuse en relisant mon parcours, c’est que finalement je n’ai jamais autant travaillé de ma vie, oubliant que mon objectif premier, en entrant dans la Compagnie de Jésus, était de contempler, de louer et de méditer. La surprise a aussi marqué mon itinéraire. J’ai été surpris par ce que les supérieurs m’ont demandé mais je l’ai fait et j’ai apprécié que ma vie soit un perpétuel déménagement. Si déménager avec deux valises est parfois difficile, c’est salutaire. Un peu comme les nomades, on n’est jamais installé, on va de surprise en surprise, on avance dans l’inconnu et dans la confiance. La confiance qu’on place en vous et celle que vous placez dans la vie et dans les événements. C’est ça la vie de jésuite ! Le résultat est toujours une surprise étonnante. On est toujours rattrapé par la main des autres, la main de la Compagnie de Jésus ou la main de Dieu. Je ressens enfin une grande paix et cohérence dans l’unification d’une pensée anthropologique, évangélique et philosophique concernant le mystère de la Parole de Dieu en Jésus-Christ.

P. Patrice Jullien de Pommerol sj 2 P. Patrice Jullien de Pommerol sj

Pour aller plus loin

> Découvrir le reportage « mission chez les chrétiens d’Orient » sur l’apostolat du P. Patrice Jullien de Pommerol sj à Trabzon en Turquie :

Découvrir les récits d’autres jésuites en mission