Le droit de ne pas migrer : éclairage du P. Xavier Dijon sj

Le P. Xavier Dijon sj est docteur en droit et ancien collaborateur scientifique au Service jésuite des réfugiés à Bruxelles (JRS-Belgium). Il est aussi professeur émérite à l’Université de Namur où il a notamment enseigné le droit naturel. Dans une interview pour le numéro 38 de la revue Rivages, une revue de spiritualité éditée par les Éditions jésuites, il donne son éclairage sur « le droit de ne pas migrer ».

Les migrations ne sont pas un phénomène nouveau. Va-t-il aller s’amplifiant ?

ukraine (1)

A la frontière ukrainienne © JRS International

Il faudrait avoir une boule de cristal pour répondre à la question de l’avenir. On ne s’attendait pas à la guerre en Ukraine. Il peut toujours surgir quelque part un chef d’État ivre de rêves meurtriers.

Il y a toujours eu de la violence ou des famines. Aujourd’hui s’ajoute la question climatique – que l’on pense aux inondations ou à la sécheresse – et la détresse économique qui en résulte. Nous savons qu’il y a une responsabilité occidentale. L’évolution des migrations pour cause économique dépendra de la solidarité manifestée dans la coopération au développement. Si nous voulons garder un certain équilibre dans nos populations, il nous faut travailler en amont et œuvrer en sorte que les candidats à la migration puissent rester chez eux. Les derniers papes parlent du droit de ne pas migrer. Migrer, c’est parfois un mal nécessaire, mais c’est donc bien un mal. Souvent on y est forcé. Quant aux causes climatiques, il est à craindre que ce facteur n’aille augmentant. On peut cependant espérer que la rationalité des humains se développe en même temps que l’évolution climatique et que nous pourrons faire face.

Réfugiés, migrants, des synonymes ?

Non. Les migrants se situent dans le domaine économique tandis que les réfugiés fuient leur pays et craignent d’y retourner, car il n’est pas capable d’assurer leurs droits fondamentaux. Ils y sont persécutés pour une caractéristique précise : leur opinion, leur religion, la couleur de leur peau… Pour eux, on parle de protection internationale. Celle-ci recouvre à la fois la procédure d’asile, mais aussi la protection subsidiaire qui vise les ressortissants d’un pays comme l’Ukraine, par exemple. Ils ne sont pas précisément persécutés par un gouvernement, mais le pays est en proie à la violence.

Les « universalistes » n’acceptent pas la distinction migrants-réfugiés. Devoir quitter son pays pour un motif ou pour un autre, c’est semblable. Les droits de l’homme, estiment-ils, sont partout les mêmes. Personnellement, je pense qu’il y a une différence. La question politique doit être résolue par l’accueil. Sur le plan économique, la situation peut être davantage corrigée par la coopération.

Les migrants économiques ne sont-ils pas souvent réduits à la clandestinité ?

calais migrants

À Calais.

Ils n’ont en effet pas droit à cette protection internationale. Mais comme les étrangers sont autorisés à entrer chez nous s’ils sont munis d’un visa de touriste, ou d’étudiant, ou de travailleur ayant un contrat en bonne et due forme, ou encore en vertu du regroupement familial, les candidats à l’immigration seront tentés soit de s’introduire dans le pays par une de ces portes d’entrée légitimes, avant de jouer la clandestinité, soit de forcer le passage, sans visa. On peut cependant se demander s’il ne faut pas élargir la Convention de Genève de 1951 aux migrants économiques et climatiques. Telle est en effet la question : sommes-nous suffisamment hospitaliers pour ne pas contraindre quelqu’un à rentrer chez lui ?

Les instances internationales sont-elles suffisamment équipées pour aborder la question des migrations ?

Un pacte mondial sur les migrations a été adopté en 2018 au sein de l’ONU pour qu’elles soient sûres, ordonnées et régulières grâce à l’entente entre les nations sur ce sujet. Ces personnes qui meurent en traversant la Méditerranée, en effet, c’est inhumain.

Le pape revient souvent sur la question des migrants…

Pape avec la communauté jésuite de Grèce 4

Le pape François rend visite à la communauté jésuite d’Athènes et tient un panneau du Service jésuite des réfugiés en Grèce (JRS Ellada)

De fait. Dans Fratelli Tutti, notamment, François insiste sur l’accueil, tout en reconnaissant que les pays ont le droit de sauvegarder leur bien commun propre, mais sans pour autant faire de leur frontière un mur épais. L’extrême-droite aura tendance à dire que l’humanité s’arrête aux frontières de sa nation. L’autre
extrême pense, quant à elle, que nous n’avons plus besoin d’État ni de frontière. Il faut tenir la voie médiane. Il y a une légitime solidarité nationale, mais également internationale. Il faut corriger les excès tant du nationalisme que de l’universalisme. Un gouvernement mondial, sans communautés particulières, serait difficile à gérer. Imaginons qu’un dictateur règne sur cet État mondial… Où donc se réfugier s’il n’y a plus de nations autonomes ?

On ne peut pas s’enfermer dans un seul des pôles, soit le particulier soit l’universel. Le pape, et c’est son rôle, insiste sur l’universel, mais celui-ci doit toujours s’enraciner dans les entités particulières. Il respecte donc l’autonomie du politique. Nous ne vivons pas en effet en théocratie. Il faut que les humains puissent se laisser inspirer le plus possible par cette doctrine de l’Église qui vise à l’hospitalité et à l’universalité, mais un gouvernement ne peut pas mettre en péril la cohésion de son propre pays.

Abraham, Moïse, ne sont-ils pas des émigrés ? Ne sommes-nous pas, finalement, tous des émigrés ou des descendants d’émigrés ?

Dans la Bible, l’histoire d’Abraham commence juste après la Tour de Babel. Les humains voulurent aller jusqu’au ciel, jusqu’à Dieu, dans une société globale et totalitaire. Mais l’histoire, après Babel, recommence avec Abraham, le père d’un peuple. Le peuple juif n’est cependant pas fait pour rester un peuple à part, mais pour révéler aux nations qui est Dieu. Il a donc une visée universaliste. L’universel passe par le particulier. Il ne faut pas gommer celui-ci, mais garder en vue l’universel. Pour pouvoir viser l’universel, il faut construire une nation forte. On ne gagne rien à s’enfermer dans ses particularités, mais on ne gagne rien non plus à les abandonner.

Comment la Bible considère-t-elle ces étrangers, ces migrants, ces nomades ? Les migrants d’aujourd’hui ne sont-ils pas « la veuve et l’orphelin » dont parle si souvent la Bible ?

réfugiés migrants jrs En effet, l’Ancien Testament parle volontiers de la veuve et de l’orphelin. En outre, dans le Nouveau Testament, il y a le chapitre 25 de Matthieu : « J’étais étranger et vous m’avez accueilli… » C’est une question complexe à articuler avec la dimension politique, mais les points de repères sont sûrs.

L’universalisme est une visée eschatologique [pour la fin des temps, NdlR] : nous sommes tous les enfants d’un même Père, il n’y aura plus lieu de faire de distinctions entre les peuples. Tel est l’horizon de l’histoire, mais en attendant, nous ne sommes pas toute l’humanité. Il nous faut cultiver notre particularité pour être ouverts à toute l’humanité. Il y a des frontières, mais elles ne doivent pas être toujours fermées. C’est à partir de notre particularité que nous ouvrons notre porte, que nous accueillons. Il faut donc se laisser inspirer par ces deux pôles, les ajuster par le discernement. La générosité de l’Évangile ne doit pas mettre en péril la prudence politique, mais elle doit rester l’horizon ultime de toute politique.

Xavier Dijon Propos du P. Xavier Dijon sj recueillis par le P. Charles Delhez sj,
mis en ligne avec l’aimable autorisation de la revue Rivages, n°38 sur le thème « Migrer »

En savoir + sur le P. Xavier Dijon sj

Le P. Xavier Dijon sj est docteur en droit et ancien collaborateur scientifique au Service jésuite des réfugiés à Bruxelles (JRS-Belgium). Il est aussi professeur émérite à l’Université de Namur où il a notamment enseigné le Droit naturel. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont Droit naturel (2 tomes, 1998 et 2008), Les droits tournés vers l’homme (Cerf, 2009), Les réfugiés (Que penser de… ? Fidélité, 2016).

Découvrir la revue Rivages

rivages Éditée par les Éditions jésuites, la revue bimestrielle Rivages a nourri jusqu’en mars 2023 la réflexion sur les questions importantes de la vie dans un contexte de changement de société au travers d’interviews, de témoignages, de rencontres, mais aussi de pages d’information. La parution de la revue est désormais arrêtée.
> En savoir + sur la revue Rivages et sur le numéro 38 sur le thème « Migrer »

Pour aller plus loin :

> Accéder aux sites internet de JRS France, JRS Belgium, JRS Luxembourg, JRS Greece, JRS Europe et JRS International.

En savoir + sur le Service jésuite des Réfugiés

Aller en haut