Le P. Dominique Degoul sj partage sa réflexion sur le débat actuel sur la reprise des célébrations publiques de la messe.

Coronavirus Dominique Degoul

Débat vif entre catholiques ces jours-ci, sur la demande des évêques de pouvoir redémarrer la célébration publique de la messe. Les positions maximalistes se radicalisent et risquent à cause de cela de manquer leur cible (le mot grec que nous traduisons par « péché » veut dire « manquer sa cible »). D’un côté, il y a ceux qui disent que l’Eucharistie est « vitale » ; qu’il s’agit du « salut de l’âme » ; et certains même de demander à leurs contradicteurs si « l’Eucharistie est le centre de leur vie », manière de leur dire sans le dire qu’ils ont perdu la foi. De l’autre côté, on trouve ceux qui voient dans la demande des évêques une revendication catégorielle, communautariste, adolescente dans son esprit ; et qui se désolent de ce que leur parole publique semble ne s’intéresser qu’au culte ; aux dires de ceux-là, la période actuelle permet l’heureuse découverte que la foi peut se vivre ailleurs qu’à la messe ; et la revendication du culte par les prêtres n’est peut être rien d’autre, finalement, que la revendication d’un pouvoir. Le croira-t-on ? Tout ce qu’il y a de colère dans chacun des points de vue exprimés me touche, et peut même, un temps, susciter ma propre colère en consonnance avec celui qui exprime la sienne.

Accepter de faire un pas en arrière.

Commençons par les premiers. L’Eucharistie serait vitale ? En ces temps où une maladie met beaucoup de gens devant des questions de vie et de mort, l’expression parait maladroite, et hypertrophiée. Personne ne meurt en cette vie de ne pas recevoir la communion. Personne ne sera damné dans l’autre monde parce qu’il lui a été impossible d’assister à la messe. Non, il n’est pas question de vie et de mort. Il est question de quelque chose de grave, mais c’est une autre chose que la vie et la mort, temporelle ou éternelle. Il faudrait mettre « l’Eucharistie au centre de sa vie » ? Je suis prêtre, religieux, je suis présent à la messe presque tous les jours depuis 15 ans, et c’est pour moi comme une évidence. Mais ce qui est au centre de ma vie, c’est le Christ, ce n’est pas la célébration : celle-ci est sacramentelle : signe de la grâce efficace. Elle n’est pas « le Christ ».

Au tour des seconds. Les évêques ne s’intéresseraient qu’au culte ? Voilà qui est injuste. Beaucoup d’évêques ont souligné ces derniers jours l’importance de l’implication des catholiques à la fois dans la discipline sanitaire et dans le souci des plus pauvres. L’absence de messe permettrait de découvrir d’autres manières de vivre sa foi ? Oui, c’est vrai. Les communautés chrétiennes étudiantes que j’accompagne font preuve d’inventivité pour aider chacun à prier, à garder le lien, à porter ceux qui traversent des deuils en famille… mais quand même… quelque chose me manque, et, si j’interprète bien ce qu’ils me disent, leur manque à eux aussi. La situation dans laquelle nous sommes est tout sauf idéale.

La réaction des évêques serait disproportionnée ? Peut-être. Peut-être voit-on trop souvent des risques et des méchants là où il n’y en a pas. Mais osera-t-on rappeler ici que le fait de pratiquer son culte est une liberté garantie par la déclaration des droits de l’homme de 1789, par la loi de séparation de 1905, et que l’une des tâches premières des évêques est de garantir cette liberté ? Bien sûr, on peut discuter, en l’espèce : les circonstances n’imposent elles pas une restriction temporaire de cette liberté ? C’était évident pour tous à Pâques… pour beaucoup, ce ne l’est plus maintenant. Et il est tout aussi évident, sauf à désirer secrètement que toute vie sacramentelle disparaisse et qu’enfin l’institution crache son dernier râle, qu’il faudra bien qu’un jour les restrictions (je n’ai pas dit les précautions) soient levées : même si l’épidémie doit durer encore 18 mois ou 3 ans, nous n’allons pas nous abstenir de célébrer la messe dominicale, les baptêmes et les mariages pendant 18 mois ou 3 ans

Alors, qu’est ce qui est en jeu ?

Tout est organisé, ces jours-ci, pour que soit garantie la survie de nos corps. Et c’est bien entendu très important.

Mais qu’il me soit permis de dire ici un souvenir personnel. Au début de mon service national, à 20 ans, étudiant catho de gauche débarquant dans un milieu militaire pour moi totalement étranger et ressenti comme hostile, je cherchais des points pour me raccrocher à la normalité : le premier fut « a-t-on le droit d’aller à la messe le dimanche ? ». La réponse positive me rassura : l’armée est un milieu où l’appelé perdait une grande partie de ses droits, mais qui n’est pas totalitaire : un espace est laissé pour une respiration. Que les soldats puissent prier n’est d’aucune efficacité immédiate pour la défense du pays. Pourtant, l’armée de la République respecte cela. En réfléchissant sur cet événement, je me dis que, finalement, le mot « vital », s’il est inadapté et excessif pour définir mon rapport d’alors à l’Eucharistie, vient toucher quelque chose de profond. Un monde où l’on perd beaucoup de ses droits et une grande partie de ses repères est un monde qui peut sembler dur ; mais, tant que ce monde laisse ouverte une petite porte sur autre chose que lui-même, tant qu’il tolère autre chose que le souci de ses enjeux propres, qu’il s’agisse de la défense de la patrie ou de la santé de tous, il demeure humain.

C’est peut-être cela que, confusément, je sens planer dans la réaction outragée et parfois maladroite de nos évêques. Une crainte de déshumanisation, au nom de la vie humaine. L’équation des EHPAD est insoluble ; mais notre société technicienne, mise en échec cette fois par son incapacité à empêcher la mort, mais incapable aussi de changer de logiciel en aussi peu de temps, a produit sans qu’aucun l’ait voulu ou planifié, une déshumanisation de la mort ; et cette déshumanisation n’est plus justifiée par rien, si la mort n’est finalement pas empêchée. Je pense à toutes ces personnes âgées mortes seules, sans pouvoir dire au revoir à leurs enfants, sans même qu’une cérémonie d’obsèques digne soit permise, au nom des risques de contagion.

Vouloir maintenir l’ouvert sur autre chose que sur l’enjeu urgent du moment, réaction adolescente ? Oui, sans doute. Infantile même. D’une certaine manière, je revendique ce mot. Dans le petit monde d’avant, même quand j’étais en deuil, même quand j’étais triste, même quand on j’avais fait les pires bêtises de ma vie, j’avais ce repère qui servait de bouée à l’âme : à la messe, ce dimanche, on m’accueillera. D’une certaine manière, ce qui nous est interdit par cette crise, ce sont les signes de la divine douceur. J’espère me faire comprendre. Rien n’est vital dans la messe ; pas plus que rien n’est vital dans le fait de ne pas oublier de souhaiter son anniversaire à un enfant ; que rien n’est vital dans le bisou du soir qu’un enfant fait à sa mère. Pourtant, les parents dont un enfant est très malade et doit être totalement isolé savent à quel point ça manque.

Dans cette crise, face à l’impossibilité de recevoir la communion, il y a sans doute des faibles et des forts.

Les forts qui, parce qu’ils ont des ressources intérieures, peuvent renouveler leur vie de prière pendant ce temps de confinement, trouver dans l’Ecriture de quoi grandir, dans les messes télévisées une substitution utile, dans les liens maintenus par internet le moyen de garder la communion, dans telle ou telle action le moyen de servir. Et je me réjouis pour eux, même si j’avoue en être parfois un peu jaloux, parce que la période est pour moi assez rude.

Et puis il y a les faibles. Comme religieux, je peux célébrer la messe tous les jours ; mais Dieu que les communautés que j’accompagne me manquent ! Et Dieu que ce manque est aride ! Et Dieu que les nouvelles que nous recevons ajoutent chaque jour la tristesse à la tristesse… Et je suis témoin d’amis, des gens qui n’ont pas fait de théologie, qui ne liront pas Le Monde ou Le Figaro, mais qui souffrent dans leur chair intérieure de ce que les signes de la divine douceur ne leur soient plus donnés. Et qui voient leur souffrance redoublée lorsque certains parmi les forts ne voient dans la demande des évêques qu’une revendication de leur pouvoir clérical. De fait, celui qui souffre d’un manque n’obtient pas par le fait même droit à voir son manque comblé ; mais il peut au moins demander, dans l’expression de son manque, à ne pas être ridiculisé.

L’Eucharistie, pourquoi est-ce si important ?

Un dernier point – qu’on me pardonne cette méditation inaboutie. Au fait, l’Eucharistie, pourquoi est-ce si important ? Pourquoi est-elle précisément au nœud du problème ? Parce qu’elle est la forme instituée du culte catholique ? Certes, mais c’est la même question : pourquoi est-elle devenue la forme instituée du culte catholique ? Parce que, dira-t-on simplement, nous obéissons à l’ordre de Jésus. C’est vrai : « vous ferez cela en mémoire de moi ». Mais – qu’on me pardonne de dire cela – j’ai encore le sentiment qu’on ne comprend toujours pas ni ce que Jésus a dit, ni ce qu’il a fait. Qu’on se rassure, je ne prétends pas révolutionner la théologie de l’Eucharistie. Comme on le sait, l’évangile de Jean ne rapporte pas la dernière Cène, mais le lavement des pieds. Mais le sens du lavement des pieds est obvie, et nous n’avons pas besoin de rejouer la scène : « c’est un exemple que je vous ai donné », dit Jésus. Il s’agit de se mettre au service les uns des autres. Nul besoin de rituel ou de liturgie pour cela : l’engagement suffit, et il est vital.

Mais que diable Jésus a-t-il voulu dire lorsqu’il a dit « Ceci est mon corps, qui sera livré pour vous » ? A-t-il longuement prémédité cette phrase ? Lui est-elle venue lorsqu’il a pris conscience que sa fin était proche ? En tous cas, elle signifie ce que dit ailleurs Jean : « Ma vie, nul ne la prend, c’est moi qui la donne ». Le corps physique de Jésus sera exposé sanglant sur une croix quelques heures plus tard : mais ce qu’on semble lui prendre, Jésus l’a déjà donné symboliquement ; en faisant cela, il affirme déjà que la mort n’aura pas le dernier mot sur lui. Mais comme cela est profondément mystérieux, nous n’avons pas trouvé meilleur moyen de « faire ceci en mémoire de lui » que de reproduire la scène de la cène en confiant à des prêtres de tenir la place du Christ – in persona Christi. Et nous rejouons cela sans le comprendre depuis vingts siècles : les dogmes médiévaux sur la transsubstantiation nous évitent utilement de dire des bêtises, mais ils ne donnent pas le sens de l’Eucharistie : car le sens de l’Eucharistie, nous ne pouvons que l’entre-apercevoir, à condition de la vivre.

Mais c’est peut être là que se joue le nœud d’incompréhension entre les pouvoirs publics et les évêques : pour les premiers, ce dont ils ont la charge, c’est d’assurer la survie du plus grand nombre ; pour les seconds, la survie est une valeur importante, mais nous suivons un maître qui ne s’est pas enfui pour survivre, mais a choisi de vivre la mort qu’on lui imposait comme un don de soi à ses frères. Il rendait ainsi témoignage que être humain, c’est voir plus loin que la mort.

Les évêques ont-ils raison de demander la réouverture des Églises dès le 11 mai ? Honnêtement, je ne sais plus. Mais il y a quelque chose qui je crois devient clair dans ma tête : dire que le jeûne d’Eucharistie imposé aux fidèles est une opportunité de vivre sa foi autrement, peut être même une opportunité de réformer ceci ou cela dans l’Église, pour ma lenteur intérieure, c’est aller beaucoup trop vite en besogne. C’est ne pas voir que l’absence crée une béance, encore accentuée par l’incertitude sur sa durée . Si je ne le vois pas pour moi, je peux entrer dans des colères futiles. Si je ne l’imagine pas chez les autres, je risque de manquer à la charité que saint Paul encourageait à avoir pour « les faibles ».

Il est temps que le Seigneur vienne nous demander « de quoi discutiez vous en chemin ? ».

P. Dominique Degouls sj,
Aumônier d’étudiants
Communauté Pierre Teilhard de Chardin à Versailles

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