J’étais jeune jésuite en formation lorsque j’ai rencontré pour la première fois Pedro Arrupe au Japon, en 1953. Je l’ai connu par la suite comme Provincial, puis Général et comme ami, au Japon et à Rome où je fus assistant régional d’Asie orientale. Je fus aussi le seul témoin de sa thrombose cérébrale à l’aérodrome de Rome à son retour des Philippines et de Bangkok, le 7 août 1981. Pedro Arrupe m’a montré à moi, mais aussi aux jésuites du monde entier – ce que signifiait être Compagnon de Jésus.

Car sa similitude avec Ignace, le fondateur de la Compagnie, allait bien au-delà du sang basque, commun à tous les deux, et de la frappante-ressemblance physique. Elle s’étendait à une profonde parenté d’esprit. C’était la tradition dans laquelle Pedro Arrupe était profondément enraciné.

Les années de son généralat ne furent pas une période aisée pour le monde, l’Église ou la Compagnie. Le Concile Vatican Il se terminait tout juste lors de son élection. Une série de changements radicaux se produisirent et fournirent un test pour sa grandeur d’âme.

Le nombre des jésuites diminua fortement. Beaucoup quittèrent la Compagnie et peu de candidats se présentèrent. Cela ne détourna point le Général d’entreprises inédites pour répondre à des besoins nouveaux. Avec un optimisme caractéristique, il disait ne pas s’inquiéter de voir les effectifs de la Compagnie se réduire de moitié, si ceux qui restaient étaient pleinement engagés. Solidement ancré dans le passé, il regardait pourtant, comme peu d’hommes de notre génération ou de n’importe quelle autre, les besoins actuels et les possibilités futures d’un monde en rapide évolution qu’il voyait « chargé de la grandeur de Dieu ».

Basque, né à Bilbao en 1907, il abandonna ses études de médecine pour entrer dans la Compagnie en 1927. Son désir fréquemment exprimé d’être missionnaire finit par se réaliser et, après des études en Espagne, en Hollande et aux États-Unis, il arriva au Japon en 1935. Il en étudia la langue et la culture, puis commença son activité missionnaire avec la charge d’une paroisse à Yagamuchi. Au cours de la guerre on le soupçonna d’espionnage et on l’emprisonna durant 33 jours; à la stupéfaction de ses gardiens, il les remercia de cette hospitalité.

Quand la deuxième bombe atomique tomba sur Nagasaki, le 6 août 1945, il était alors Supérieur et Maître des novices à Nagatsuka, dans la banlieue de la ville. Il utilisa ses connaissances médicales pour traiter bon nombre de victimes qu’il avait fait transporter au noviciat.

En 1954, il devint Provincial des jésuites du Japon et garda cette fonction jusqu’à son élection au généralat, le 22 mai 1965, étant ainsi le premier Supérieur Général choisi hors d’Europe. Durant son provincialat il se montra infatigable tant au Japon que dans ses fréquents voyages à l’étranger, où il allait chercher des hommes et des fonds pour la mission. La Province avait un recrutement international avec des jésuites de plus de vingt nationalités. Sous la direction du Père Arrupe elle connut une croissance sans précédent dans la quantité et la qualité des services qu’elle offrit à la société japonaise.

Le Général resta un missionnaire, mais son domaine s’étendit au monde entier. Il voyagea partout, visitant et encourageant les jésuites et apprenant à connaître les gens et les nations qu’ils servaient. Le monde qu’il voyait était un monde où des millions de personnes mouraient de faim, tandis que d’autres festoyaient et jouissaient d’une opulence inégalée. C’était un monde où des peuples entiers souffraient de l’injustice politique, économique et sociale. Un monde aussi de plus en plus indifférent au divin.

C’était le monde auquel Pedro Arrupe voulait que tous les jésuites se sentent « envoyés ». Des millions de diplômés et d’étudiants des collèges et universités de la Compagnie, eux aussi étaient appelés à devenir, non des piliers polis du statu quo, mais des « acteurs du changement », des êtres engagés, des « hommes pour les autres », comme il le déclara à des diplômés à Valence en Espagne, en 1973. Ce discours déconcerta beaucoup de gens qui l’interprétèrent comme l’abandon de l’éducation jésuite « traditionnelle » qu’ils avalent connue.

Dans cet effort pour relever les défis d’un monde en mutation, des erreurs se produisirent. Pedro Arrupe les déplora, mais ne donna pas d’ordre de repli. La lutte « pour un monde tout ensemble plus humain et plus divin » devait se poursuivre. D’où des malentendus avec des représentants de l’autorité, même dans l’Église, cette Église à laquelle Pedro Arrupe resta attaché avec passion toute sa vie. Parmi les nombreux problèmes dont souffrait le monde figurait celui des réfugiés. Il devint le dernier en date des soucis du Général. Il invita tous les jésuites à considérer comment les aider et lança en 1980 le Service jésuite des Réfugiés qui, en coopération avec d’autres organisations, assiste maintenant des réfugiés dans le monde entier.

Il semble juste que le dernier jour d’activité de sa vie se soit passé avec les compagnons qui travaillaient parmi les réfugiés cambodgiens, laotiens et vietnamiens en Thaïlande. Dans ce qu’il définissait prophétiquement comme « peut-être son chant du cygne pour la Compagnie », il leur déclara, dans son anglais très personnel: « Je vous en prie, courage! je dirai encore une chose. N’oubliez pas ça. Priez. Priez beaucoup. Ces problèmes ne se résolvent pas par des efforts humains… C’est un cas classique: si nous sommes en première ligne d’un apostolat nouveau, il nous faut la lumière du Saint Esprit ».

Pedro Arrupe demandait lui-même sans cesse cette lumière dans l’oraison. Toute sa vie il se levait avant tout le monde et, avant de commencer sa journée incroyablement chargée, il priait et célébrait la messe. A Rome, il le faisait près de son bureau, dans la petite chapelle de style japonais qu’il appelait sa « cathédrale ». Pendant sa maladie il continua cette prière. Ses visiteurs le trouvaient ainsi toujours en oraison, égrenant son chapelet. Ajoutons une autre dimension à cette évocation. Pedro Arrupe fut un homme extrêmement chaleureux avec un sens exceptionnel de l’amitié. Il avait de grandes visions, mais pour lui ce qui tenait la place centrale, c’étaient les personnes. Il s’intéressait de façon intense à tous ceux qu’il rencontrait.

Cet aspect de son caractère ne pouvait échapper à aucun de ceux qui l’ont connu. Sans prétentions ni cérémonies, il était ouvert à tous. Spontanément on lui applique le mot du Père Brodrick sur un autre missionnaire illustre, saint François Xavier : Pedro Arrupe nous a offert l’image de « la qualité la plus attirante ici-bas : celle d’un homme totalement oublieux de lui-même ».