Nous n’oublierons pas cette montée vers Pâques. Depuis un certain temps déjà, nous étions éprouvés par toutes sortes de choses : la parole chrétienne avait du mal à être reçue comme une « bonne nouvelle » pertinente par tant de nos concitoyens peu intéressés par une Église qui leur était devenue bien souvent étrangère et lointaine. Le scandale des abus avait enfoncé le clou du discrédit ambiant. Et puis, dans un climat social toujours tendu, est arrivé ce virus qui nous a fait partager avec tous le fléau d’une pandémie que l’on croyait d’un autre âge, mettant à mal notre système de soin, impactant profondément notre économie, bouleversant notre rapport au travail, modifiant nos quotidiens, empêchant les croyants de se retrouver pour prier et célébrer ensemble… Et nous touchant au cœur lors des départs successifs de nombreux jésuites, parents ou amis, sans pouvoir toujours les accompagner de la manière que nous aurions souhaitée.

Dans cette montée vers Pâques, nous confions ainsi plus particulièrement au Seigneur de la Vie, les compagnons décédés depuis le début de la pandémie : François Poméon, Pierre Gauffriau, Louis Hincq, Christian Soudée, Michel Choisy, Gérard Pierré, Xavier Nicolas, René Marichal, Adrien Toulorgue, Guido Reiner, Henri Madelin et Michel Souchon. Dès que les circonstances le permettront, nous prendrons le temps de faire mémoire de leur itinéraire parmi nous, remerciant Dieu pour tout ce qu’ils nous ont dit et donné par leur vie.

Durant ces semaines si particulières que nous traversons, il nous faut plus que jamais vivre avec nous-mêmes, revêtant avec difficulté une nouvelle identité, – comme un costume qui ne nous va pas complètement et qui sent le renfermé –, celle de « confinés ». Des jours particuliers où toutes les distractions possibles, tous les écrans fébriles, n’ont pas réussi à détourner durablement notre regard de ce qui fait notre existence, son sens, ses limites, ses joies, et de la vie du monde. Des jours de grande relecture où se mêlent en nous tant de sentiments parfois contradictoires, sollicités dans nos capacités de sagesse et de distance face à des discours simplistes, nous demandant comment sortir de soi en restant chez soi, nous faisant vibrer aux émotions du monde, des plus isolés et fragiles, recevant, de manière plus tranchante encore, la détermination de saint Ignace de Loyola à ne pas vouloir « davantage la santé que la maladie, la richesse que la pauvreté, l’honneur que le déshonneur, une vie plus longue qu’une vie plus courte et ainsi de suite pour tout le reste » (Exercices spirituels – Principe et Fondement).

Et nous voici aux portes de Pâques. Démunis. Démunis devant ce qui nous est arrivé. Étonnés de devoir changer brusquement le rythme souvent chargé de nos vies, ramenés au moment présent sans possibilité de prévoir, d’envisager la suite, de mettre de nouvelles dates sur l’agenda. Conduits à vivre l’instant, redoutable d’incertitudes ou de lassitudes, jour après jour, – même si nous ne sommes pas les plus à plaindre – comme les Hébreux dans le désert, et à reconnaître à la fois nos fragilités et notre besoin vital des autres, de relations, de présence, tous ces liens dont nous ne prenons pas assez soin et que nous percevons aujourd’hui comme essentiels à la vie.
Nous voilà à l’unisson du monde, démunis de toutes nos assurances, sans moyens, sans masques…, sans certitudes, impuissants devant la mort qui frappe, et laisse, malgré l’héroïsme du personnel soignant, des personnes aimées dans la solitude de la fin. Nous voici devenus si vulnérables alors que nous nous pensions à l’abri, souvent suffisants, sûrs de nos pouvoirs, de nos ressources et de nos certitudes, souvent pleins d’un trop qui aujourd’hui semble vain et inutile.

Démunis peut-être comme le Christ dans sa Passion qui sait que la parole qu’il porte n’est ni entendue ni reçue, lui qui à Gethsémani connaîtra l’angoisse et la solitude, le sentiment d’abandon sur la croix, et le silence du Père.

Pâques aujourd’hui est moins que jamais une fête évidente et convenue. Hier encore, il nous était normal et facile de fêter la Résurrection du Seigneur. La vie était naturelle et évidente même si les questions étaient nombreuses. Aujourd’hui, en ces temps incertains, nous ne pouvons rester à la surface des choses, des rites et des alléluias, il nous faut aller chercher au fond de notre foi la raison d’espérer, et accueillir – peut-être – le don d’une joie, malgré tout, grave, intime, qui ne peut assurément pas venir de nous, nous découvrant reliés de manière nouvelle à toutes les histoires d’hommes et de femmes qui vivent les mêmes réalités. Découvrir, comme le dit le pape François, l’origine de cette joie : « Il y a des moments difficiles, des temps de croix mais rien ne peut détruire la joie surnaturelle qui (…) naît de la certitude d’être aimé au-delà de tout »[1].

Être aimé au-delà de tout. Voilà ce qui aujourd’hui nous permet de reprendre la route, comme Marie-Madeleine, et les apôtres Pierre et Jean au matin de Pâques. Voilà ce que le monde aspire confusément à entendre. Un amour qui roule les pierres, et rouvre les portes de l’avenir ! Il nous faut cheminer dans cette foi, même si nous ne voyons pas toujours la réalisation de la promesse pascale, et si « la suite » est difficile à imaginer. La fin d’un monde s’impose à nous. Quel monde nouveau va sortir de nos tombeaux ? Le Ressuscité vient élargir nos esprits et nos cœurs confinés par tant de peurs et de maux de notre époque.

Ce temps de Carême si particulier nous a fait descendre au plus profond de nous, nous faisant percevoir intimement que tout est lié, nous a aidés à reconnaître nos connivences avec la mort sous toutes ses formes dans nos communautés, nos familles, notre Église, nos sociétés… Il nous a montré l’importance vitale de nouvelles formes de proximités, d’équilibres, de priorités…, permis de regarder la mort comme faisant partie de la vie, mais aussi l’urgence de prendre soin du monde dans toutes ses dimensions, sociales, écologiques et spirituelles, et de ne pas être l’otage de simples logiques financières… L’espérance chrétienne est précieuse à ce monde quand elle donne le courage de regarder les enjeux et la force de s’engager, chacun à sa place. Plus que jamais l’Évangile porte en lui une force de profond renouvellement à accueillir et partager.

Que le Ressuscité nous permette d’accueillir ensemble  – particulièrement ceux qui connaissent l’épreuve et le découragement – la paix, la confiance et l’élan qu’il donne pour nous mettre au service de cette vie qu’il désire pour chacun et pour le monde ! À tous, bonne fête de Pâques !

[1] Gaudete et Exsultate, n°125.