« Laudato si’ nous invite à entendre les clameurs de la terre et des pauvres comme autant d’appels à la conversion » – Témoignage de Claire Brandeleer

claire brandeleer centre avec bruxelles

Claire Brandeleer, chargée d’analyse et d’animation au Centre Avec à Bruxelles, partage ce qui la nourrit dans l’encyclique Laudato si’, qui irrigue le travail de sensibilisation qu’elle mène depuis des années. Elle nous emmène dans cette encyclique sociale en nous faisant goûter à certains de ses points d’appui privilégiés, au sein d’un texte à ses yeux qu’elle décrit comme extrêmement riche et d’une grande densité.

Ce que je voudrais dire d’abord, c’est que l’encyclique Laudato si’ procède d’un mouvement, celui de l’élargissement. Elle nous appelle à élargir le regard : il s’agit d’élargir notre compréhension de ce qu’on l’entend habituellement par écologie. Et en même temps, nous sommes invités à élargir notre cœur et notre cercle, un mouvement que l’on retrouve dans Fratelli tutti. C’est ce mouvement de l’élargissement qui nous entraine dans la dynamique de la conversion.

L’encyclique commence avec un tour d’horizon de « ce qui se passe dans notre maison commune » (au chapitre 1), qui nous invite à écouter les clameurs : celles des pauvres, celles de la Terre. Il apparait qu’écologie et justice sociale sont intrinsèquement liées. Laudato si’ nous invite à reconnaître qu’« Il n’y a pas deux crises séparées, l’une environnementale et l’autre sociale, mais une seule et complexe crise socio-environnementale. Les possibilités de solution requièrent une approche intégrale pour combattre la pauvreté, pour rendre la dignité aux exclus et simultanément pour préserver la nature » (§ 139).

L’écologie représente donc un enjeu de justice sociale. Voilà un premier élargissement du regard qui nous est demandé.

Plus encore, Laudato si’ insiste sur le fait que « Tout est lié ». Et puisque tout est lié, il faut tout intégrer. D’où la proposition de l’écologie intégrale faite par le Pape dans Laudato si’, qui en fait une nouvelle valeur de l’Enseignement social de l’Église. Le paradigme de l’écologie intégrale est conçu comme multidimensionnel : environnement, économie, social, culture, vie quotidienne, éducation, spiritualité: il faut tout intégrer. Dès lors, les réponses apportées aux problèmes doivent tenir tout cela ensemble.

L’écologie intégrale, c’est donc finalement toute une culture :

« La culture écologique ne peut pas se réduire à une série de réponses urgentes et partielles aux problèmes qui sont en train d’apparaître […]. Elle devrait être un regard différent, une pensée, une politique, un programme éducatif, un style de vie et une spiritualité […] » (§ 111).

Laudato si’ nous invite à entendre les clameurs de la terre et des pauvres comme autant d’appels à la conversion : la crise écologique, dit Laudato si’, est

« un appel à une profonde conversion intérieure ». Elle « implique de laisser jaillir toutes les conséquences de [notre] rencontre avec Jésus-Christ sur les relations avec le monde qui [nous] entoure. Vivre la vocation de protecteurs de l’œuvre de Dieu est une part essentielle d’une existence vertueuse ; cela n’est pas quelque chose d’optionnel ni un aspect secondaire dans l’expérience chrétienne » (§ 217).

L’écologie intégrale, une question existentielle

Je vous propose de faire un pas plus loin dans l’élargissement du regard qui nous est proposé dans Laudato si’, grâce au paragraphe 160 qui est à mes yeux l’un des trésors de l’encyclique – un point d’appui que je trouve essentiel.

« Quel genre de monde voulons-nous laisser à ceux qui nous succèdent, aux enfants qui grandissent ? Cette question ne concerne pas seulement l’environnement de manière isolée, parce qu’on ne peut pas poser la question de manière fragmentaire. Quand nous nous interrogeons sur le monde que nous voulons laisser, nous parlons surtout de son orientation générale, de son sens, de ses valeurs. Si cette question de fond n’est pas prise en compte, je ne crois pas que nos préoccupations écologiques puissent obtenir des effets significatifs. Mais si cette question est posée avec courage, elle nous conduit inexorablement à d’autres interrogations très directes : pour quoi passons-nous en ce monde, pour quoi venons-nous à cette vie, pour quoi travaillons-nous et luttons-nous, pour quoi cette terre a-t-elle besoin de nous ? C’est pourquoi, il ne suffit plus de dire que nous devons nous préoccuper des générations futures. Il est nécessaire de réaliser que ce qui est en jeu, c’est notre propre dignité. Nous sommes, nous-mêmes, les premiers à avoir intérêt à laisser une planète habitable à l’humanité qui nous succédera. C’est un drame pour nous-mêmes, parce que cela met en crise le sens de notre propre passage sur cette terre. » (§ 160)

On aura bien noté les pour quoi, en deux mots, qui appellent non un parce que, mais bien un en vue de…

Ce paragraphe s’adresse véritablement à tous : chrétiens, non chrétiens, chercheurs de Dieu ou chercheurs de sens. Il peut interpeller chacun, chacune individuellement, mais le questionnement peut aussi concerner des groupes : ainsi un mouvement de jeunesse, une aumônerie ou une association, une congrégation religieuse, un parti politique ou une entreprise pourraient se demander : pour quoi luttons-nous ? pour quoi travaillons-nous ? pour quoi cette terre a-t-elle besoin de nous ?

Dans ce paragraphe, le Pape part des générations qui nous suivent ou futures pour finalement arriver à nous. Le texte nous fait revenir à nous, mais ce n’est pas pour se regarder le nombril. Au contraire, le Pape nous propose un élargissement du regard, dans le sens où il fait de la question écologique une question existentielle, une question de sens de la vieL’écologie devient, dans la perspective de Laudato si’, une certaine manière de se tenir dans la vie, une certaine façon d’être au monde et de s’y engager, une certaine manière de se rapporter aux autres, à soi, à la nature, à Dieu.

On peut se demander : au fond, qu’est-ce qui façonne, qu’est-ce qui donne chair au sens que nous donnons ou voulons donner à notre vie ? Je pense que ce sont nos décisions. C’est par elles – petites, grandes, moyennes aussi – que nous incarnons, de façon concrète, le sens que nous voulons donner à notre vie. Laudato si’ nous invite à faire de l’écologie (entendue dans le sens d’écologie intégrale) un critère essentiel, et même incontournable de chacune de nos décisions. Quand nous prenons une décision, nous sommes invités à ajouter un « critère Laudato si’ » à nos discernements.

Le mot « critère » peut suggérer qu’il s’agit d’une bête « case à cocher », parmi tant d’autres. En réalité, un « critère Laudato si’ », ce n’est pas rien… c’est même rien de moins qu’un changement, voire un retournement de perspective et de culture. Cela veut dire que nous sommes appelés à devenir des êtres sans cesse animés par cette double préoccupation : « écouter tant la clameur de la Terre que la clameur des pauvres » (§ 49) et intégrer cela dans nos décisions.

Notre vie est faite de décisions – prises individuellement mais aussi collectivement. Il y a bien sûr les décisions que l’on prend après un discernement (court ou long), il y a celles qui s’imposent à nous comme des évidences, ou celles qui se prennent après un combat intérieur. Mais il y a aussi tout ce qui repose sur de la non-décision, et tout ce que l’on fait sans trop y penser : en fait, il nous faudrait – régulièrement et sereinement – remettre de la décision, et donc du discernement, en amont des choses que l’on fait automatiquement, par habitude, ou comme échappatoire, par facilité, ou encore parce que l’on pense qu’on ne peut pas faire autrement, ou parce que tout le monde fait comme ça.

Des terrains de décisions et d’engagement en faveur de l’écologie intégrale

Je vous propose, pour terminer, d’explorer des terrains de décisions dans nos vies, des terrains d’engagement en faveur de l’écologie intégrale. J’aime le mot terrain : cela me fait penser à terre/terreau, ce sont des lieux dont il faut prendre soin, consacrer du temps pour que des choses poussent, parfois laisser les choses en jachère… Mais le mot me fait aussi penser à “terrain de sport”: un lieu où on s’exerce, on teste des choses, où on avance par essai/erreurs, où on est ensemble pour s’entraîner, s’entraider, faire équipe.

Un premier terrain : nos styles de vie 

On peut parler du consumérisme, de la culture du déchet, et de la proposition de la sobriété heureuse – et les enjeux spirituels qui y sont sous-jacents. Je ne vais détailler ici qu’un point : quand on parle de consumérisme, on peut aussi parler de la consommation d’expériences, ou de choses à faire. Tel endroit à visiter, tel livre à lire, tel film à voir, telle conférence à laquelle participer… Il y a aussi la consommation de réseaux sociaux qui prend du temps, ou même la consommation d’engagements. L’enjeu serait alors de revoir notre rapport au temps, dont on sent bien qu’il n’est plus très ajusté ni à une vie bonne qui fait sens, ni à l’enjeu écologique.

Pour cette réflexion sur notre manière d’habiter le temps et notre manière d’habiter nos missions respectives, je voudrais revenir à Laudato si’ : toute l’encyclique est comme « enserrée » dans cette question du temps. Au tout début du premier chapitre, il y a cette évocation de l’« intensification des rythmes de vie et de travail » et de la « rapidación » (§ 18). Ce chapitre est consacré à « ce qui se passe dans notre maison commune » : c’est dire que cet élément qu’est la « rapidación » est un rouage fondamental du fonctionnement du monde aujourd’hui.

Tout à la fin de l’encyclique, le pape François revient sur cette question du temps :

« L’être humain tend à réduire le repos contemplatif au domaine de l’improductif ou de l’inutile, en oubliant qu’ainsi il retire à l’œuvre qu’il réalise le plus important : son sens. Nous sommes appelés à inclure dans notre agir une dimension réceptive et gratuite, qui est différente d’une simple inactivité » (§ 237).

Nous voici donc ramenés à la question du sens des choses concrètes de la vie, et par là, à la question de nos décisions concrètes. Notre manière d’habiter le temps devient donc un lieu de conversion.

Deuxième terrain : le collectif, les réseaux associatifs ou communautaires

Je fais référence à trois types de lieux. Il y a les associations traditionnelles, qui appartiennent à la société civile organisée. Je pense ensuite à un autre type d’initiatives locales, souvent portées par des citoyens, parfois en collaboration avec des autorités locales, comme les groupes d’achat en commun (AMAP), les voitures partagées, les compost/potagers collectifs, les supermarchés coopératifs, etc. Mais il y a aussi tous ces lieux où se vit de la vie en commun : une paroisse, une communauté religieuse, une école, une équipe de travail, etc. Ce niveau est important car la transformation culturelle requise par la conversion écologique ne saurait effectivement pas reposer sur une logique individualiste.

« Au sein de la société germe une variété innombrable d’associations qui interviennent en faveur du bien commun […]. Autour d’elles, se développent ou se reforment des liens, et un nouveau tissu social local surgit. […] Ces actions communautaires, quand elles expriment un amour qui se livre, peuvent devenir des expériences spirituelles intenses » (§ 232).

« Il ne suffit pas que chacun s’amende pour dénouer une situation aussi complexe que celle qu’affronte le monde actuel […] On répond aux problèmes sociaux par des réseaux communautaires, non par la simple somme de biens individuels : ‘Les exigences de cette œuvre seront si immenses que les possibilités de l’initiative individuelle et la coopération d’hommes formés selon les principes individualistes ne pourront y répondre. Seule une autre attitude provoquera l’union des forces et l’unité de réalisation nécessaires’. La conversion écologique requise pour créer un dynamisme de changement durable est aussi une conversion communautaire » (§ 219).

Troisième terrain d’engagement : la vie de la cité, le politique

Laudato si’ parle de politique en termes d’amour :

« L’amour […] est aussi civil et politique, et il se manifeste dans toutes les actions qui essaient de construire un monde meilleur. L’amour de la société et l’engagement pour le bien commun sont une forme excellente de charité qui, non seulement concerne les relations entre les individus mais aussi les « macro-relations : rapports sociaux, économiques, politiques ». […] Celui qui reconnaît l’appel de Dieu à agir de concert avec les autres dans ces dynamiques sociales doit se rappeler que cela fait partie de sa spiritualité, que c’est un exercice de la charité » (§ 231).

Quatrième terrain d’engagement: notre spiritualité

Chacun est invité à se demander : quelle est mon attitude intérieure par rapport aux injustices ? Indifférence, colère, résignation ? Gratitude pour tout le bien reçu ? Culpabilité, peur ? Ce n’est que conscients de nos attitudes spirituelles par rapport aux injustices que l’on pourra mieux éclairer les actions et engagements à prendre ou confirmer.

Le niveau spirituel, c’est aussi la nécessité de prendre soin de sa vie intérieure et de la vie de l’Esprit en soi. Il y a toute une mystique déployée dans la lettre Laudato si’, qui nous propose une certaine façon de vivre uni à Dieu, au ras du quotidien mais aussi considérant les enjeux planétaires, en communion avec les autres êtres humains et tout le Vivant non humain.

Voilà donc 4 niveaux où nous pouvons nous engager en faveur de l’écologie. Il s’agirait en réalité de les articuler les uns avec les autres, et de n’en négliger aucun. Mais à chacun, chacune de trouver la manière de s’engager à chaque niveau qui soit la plus ajustée à sa réalité personnelle. Dans le mouvement de la transition, on parle de différentes portes d’entrée : la tête, les mains, le cœur. Par exemple, on peut s’engager au niveau politique avec la tête, en relayant telle opinion, ou avec le cœur, en priant pour nos responsables politiques, et pas forcément avec les mains, en ajoutant son nom à une liste électorale ou en devenant activiste. Car il ne s’agit évidemment pas de se perdre dans une série d’engagements qui nous feraient courir partout comme une poule sans tête… Ce qui est en jeu, ne l’oublions pas, c’est notre propre dignité, comme dit le paragraphe 160. Il ne faudrait pas que nos engagements en faveur de l’écologie mettent en crise le sens que nous donnons à notre passage sur Terre ! Ralentir, faire moins, ou mieux, est peut-être devenu une urgence…

Si nous pressentons les remises en question, nous pressentons aussi la joie qu’il y a dans l’appel à la conversion qui traverse Laudato si’. Alors, comme dit le Pape,

« Marchons en chantant ! Que nos luttes et notre préoccupation pour cette planète ne nous enlèvent pas la joie de l’espérance » (§ 244).

Claire Brandeleer, chargée d’analyse et d’animation au Centre Avec
Son portrait à découvrir ici : « Œuvrer patiemment au Royaume de Dieu : portrait Claire Brandeleer, chargée d’analyse et d’animation au Centre Avec à Bruxelles – Jésuites

Article publié le 18 juin 2025

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