« L’Espérance chrétienne dépasse la question d’y arriver ou pas, elle traverse optimisme et pessimisme » P. Benoît Ferré sj

Alors que les crises écologiques, économiques, et démocratiques se développent, le P. Benoit Ferré sj, nous invite à ne pas baisser les bras et à considérer l’Espérance fondée dans la mort et la résurrection du Christ.

Les discours sur la crise écologique, voire sur l’effondrement à venir, de la part des courants collapsologistes, ne laissent personne indifférent.

Pour ma part, si j’ai toujours été assez sensible aux petits écogestes écolos, je dois néanmoins reconnaître que, face aux premiers discours un peu catastrophistes que j’ai entendus, j’ai oscillé entre agacement et acquiescement, entre petites phases bien sombres et envies-de-croire-malgré-tout-qu’on-pourrait-s’en-sortir. Mes premières réticences face aux discours catastrophistes venaient surtout d’une conviction implicite : il faut regarder les choses du bon côté, il faut refuser la fatalité, il faut croire que Dieu est à l’œuvre, que l’humanité n’est pas condamnée à la catastrophe, est capable de réagir… Et tout ça, j’y tenais au nom de l’espérance chrétienne… ou de ce que je prenais pour l’espérance chrétienne.
Mais cela ne m’empêchait pas, malgré mon petit scepticisme, de lire, d’écouter ceux qui m’en parlaient. Sans doute une salutaire envie de comprendre, malgré tout. Et c’est vrai que peu à peu, il m’est apparu de plus en plus clair que les annonces un peu catastrophistes avaient quand même l’air bien plus fondées que mon envie de me rassurer en disant « mais non, quand même pas !! ». J’ai d’abord traversé une espèce de panique « mais comment se fait-il qu’on ne fasse rien ? », avec des décisions d’actions personnelles pour essayer d’être un peu cohérent… mais aussi un cœur qui a pu se durcir, avec beaucoup d’agacement envers tous ceux qui ne bougent pas assez vite, envers nos inerties collectives. Et puis tout cela s’est peu à peu apaisé. Je ne dirais pas forcément trop vite que c’est la paix de l’Esprit. Parce que je suis, au fond, assez résigné face aux catastrophes qui s’annoncent. Je crois qu’il est trop tard pour faire vraiment marche arrière, même si on peut sans doute encore limiter la casse. Cela ne me semble vraiment pas impossible qu’en 2050 nous soyons significativement moins d’habitants sur Terre, avec des centaines de millions de nouveaux déplacés et réfugiés pour des raisons climatiques. Entre temps ce seront d’abord les pays les plus pauvres qui auront trinqué, et des conflits complexes auront eu lieu. Et j’ai un peu perdu l’espoir que nous soyons capables de nous organiser collectivement, politiquement, au niveau mondial, pour faire face – les secousses démocratiques en ce moment me confirment dans mon pessimisme, et je ne suis pas prêt à accorder ma confiance à un despote, fût-il éclairé, pour résoudre la question.
Et pourtant, j’ai l’impression, sans rien enlever de tout ce que je viens d’écrire, d’avoir été renouvelé dans l’espérance. Mais la vraie espérance chrétienne, pas l’optimisme, ou la confiance que les choses finiront bien par s’arranger. Je crois avoir été conduit à découvrir plus profondément ce que signifiait l’espérance au pied de la Croix : face à l’évidence que ça ne va pas s’arranger, que la mort ne sera pas évitée, il m’a été donné de croire, de plus en plus profondément, que cette mort n’a pas et n’aura pas pour autant le dernier mot.

Alors bien sûr, dire que la mort « n’aura pas le dernier mot », ça laisse entendre qu’à la suite de l’effondrement, il sera possible qu’un nouveau monde se recompose sur des fondements plus ajustés.

« Après la pluie le beau temps » ; table rase et nouveau départ. Mais notre espérance consiste-t-elle vraiment en cette logique ? Espérer, au pied de la Croix, face à une mort inévitable, est-ce croire que c’est un (très) mauvais moment à passer, mais que c’est nécessaire pour que ça aille mieux après ? Dieu procède autrement, depuis le Déluge…
Non, dire que la mort « n’aura pas le dernier mot » n’est pas ce genre de consolation facile, quand on sait qu’il faudra quand même la traverser. Les conflits à venir pour l’accès à l’eau, à une terre cultivable, à un espace vivable, n’ont rien de désirable. Consentir spirituellement à une certaine impuissance, face à cette mort à traverser, comme face au Christ en Croix, ce n’est pas « facile » quand on a envie, par fidélité à l’Évangile, de donner la première place aux petits et aux pauvres, et qu’on sait pourtant que les premières victimes de la crise climatique viendront des pays les plus pauvres, seront les personnes les plus précaires (et sans doute aussi d’autres créatures qui n’ont rien demandé dans l’histoire), et que les plus riches se seront peut-être donné les moyens d’y échapper.
Non, en aucun cas ça ne peut être une espérance « facile ». D’ailleurs, ça se saurait si elle avait été facile au pied de la Croix. Il ne restait plus beaucoup de disciples. Ils ont sans doute eu de nombreuses raisons – psychologiques, sociales, spirituelles, religieuses (…) – de fuir. Mais c’est bien cela qu’ils fuyaient : l’espérance mystérieuse à laquelle ils étaient convoqués. Alors comment faire, nous, pour ne pas fuir cette espérance mystérieuse, pour ne pas déserter la Croix qui s’impose à nous ?
Nous le savons, il y a eu le tombeau ouvert, il y a eu les premières et les premiers qui ont cru. Cette espérance n’était donc pas complètement éteinte en eux. Il a fallu quelques signes, un peu de lucidité, une bonne dose de grâce de Dieu, pour qu’avec cette flammèche d’espérance, « ils virent et ils crurent ». C’est d’ailleurs sur leur témoignage que se greffe notre propre espérance : la mort n’aura pas le dernier mot. Mais comment cette espérance transforme-t-elle notre affrontement à la mort, notre traversée de la mort ? Si les disciples avaient approché la Passion de Jésus en croyant déjà à la Résurrection, auraient-ils agi radicalement différemment ? Auraient-ils échappé à la douleur, à l’incertitude, à la peine devant la souffrance traversée ? Sans doute que non. En revanche, ils auraient peut-être alors vu autre chose, sur la Croix, qu’un échec. Le centurion romain l’a vu le premier ; et tous les témoins de la Résurrection en attestent : il y avait autre chose à voir, dans la Croix, qu’un échec. Ça veut dire deux choses : la Croix assume l’échec, et la Croix le subvertit.

La Croix assume l’échec.

Des innocents vont y passer. Contrairement à Jésus, aucun d’entre eux ne donne sa vie, c’est d’autres qui la leur prennent. En l’occurrence, c’est nous, ainsi que nos prédécesseurs et ceux qui viendront après nous, nous tous qui ne savons pas inventer des vies individuelles et collectives compatibles avec les limites de notre maison commune. Oui, il y a un échec de notre humanité : les années à venir, je crois, en attesteront de plus en plus. Comme il y a eu un échec de notre humanité à accueillir le salut que Dieu était venu offrir en Jésus. C’est cet échec qui cloue Jésus sur la Croix. Et qui condamne les plus précaires à être les victimes annoncées.
Mais ce n’est pas l’échec de Jésus. Jésus aurait échoué s’il avait cédé à la tentation de s’imposer à l’humanité, pour qu’elle accueille ce salut quel qu’en soit le prix – au prix de la liberté et de la dignité de chacun et chacune, peut-être. Il n’a pas eu peur de l’échec de l’humanité, parce que, d’une certaine manière, il n’était pas en attente de sa réussite : il était venu pour la sauver. Et donc sa mort en Croix ne jetait pas le discrédit sur les espérances qui avaient grandi chez les disciples, pendant les trois ans à ses côtés. Sa mort les accomplissait, ces espérances. Jésus crucifié, mais déjà, Jésus victorieux ! La Croix subvertit l’échec. Ça, les disciples n’étaient pas encore capables de le voir, à l’heure de la mort de leur maître et Seigneur. Mais puisqu’ils l’ont compris a posteriori ; puisqu’ils en ont témoigné : nous pouvons nous y fier.

Du coup, Jésus, en assumant jusqu’au bout sa mission et l’échec de l’humanité, en acceptant jusqu’au bout de subir la violence que cet échec a déchaîné, s’est d’avance associé aux plus pauvres et aux plus innocents contre qui, toujours, la violence de notre échec se déchaîne d’abord. Et sa victoire est aussi la leur. Sa transfiguration de la Croix en arbre de vie vaut aussi pour eux.
La pilule pourra paraître dure à avaler. Mais il me semble que c’est là que nous sommes ramenés. Une des grandes intuitions de Johann Baptist Metz, c’est d’ouvrir un avenir issu de la mémoire de la souffrance – Memoria Passionis . Il invite à regarder l’histoire au-delà de celle des vainqueurs, pour accéder à celle des vaincus, pour y découvrir un « souvenir provocant », susceptible d’ouvrir une force de résistance à tout ce qui crée ces vaincus, y puiser de l’imagination, critique, politique s’il le faut. Nous nous sommes efforcés, à bien des étapes de l’histoire de l’humanité, y compris dans le massacre des Saints-Innocents, de donner un sens à la mort des innocents. Nous avons pu puiser à la Croix pour y découvrir un sens non pas rassurant ou déculpabilisant, mais critique et susceptible de nous aiguillonner, de purifier notre foi, toujours menacée d’idolâtrie.
C’est comme si nous avions aujourd’hui à faire ce même effort de l’intelligence et de la foi, de conversion et de mise en action, à propos de ceux qui ne sont pas encore victimes, mais dont nous savons, avec une forme d’impuissance collective partielle, qu’ils vont le devenir. Ce n’est pas seulement en mémoire des passions déjà vécues, mais en mémoire anticipée des passions à venir, inévitables, que nous pouvons être aiguillonnés, de façon critique. Non pas pour refaire une histoire que nous ne pouvons plus défaire, mais pour commencer déjà à changer ce que nous pouvons encore changer. Pour honorer non pas la mémoire des victimes passées, mais celle des victimes à venir : pour que tout ce qu’elles subiront ne soit pas inutile, soit déjà notre aiguillon.

Si cet avenir probable nous accable, c’est qu’il nous faut une fois de plus consentir à demeurer au pied de la Croix, consentir à entrer dans l’espérance mystérieuse à laquelle le Crucifié nous convoque.

Cet avenir probable, qui a toutes les bonnes raisons de nous accabler, ne doit pas avoir le dernier mot. Toutes ces victimes de demain ne doivent pas être le dernier mot pour aujourd’hui ; notre échec, en un sens déjà consommé, ne doit pas être le dernier mot, parce que ces victimes à venir, avec Jésus sur la Croix, nous convoquent malgré tout à cette espérance. Elles auront sans doute éprouvé, comme chacun de nous, que malgré les épreuves la vie vaut la peine d’être vécue. Et si ça n’aura pas été possible pour elles d’en goûter toute la saveur, nous avons une dette envers elles : tout faire pour que cela redevienne possible pour d’autres. Les victimes à venir peuvent porter du fruit aujourd’hui si nous les prenons au sérieux. Au nom de l’espérance mystérieuse qui naît au pied de la Croix, que notre échec soit réel ne veut pas dire qu’il doit être le dernier mot de l’histoire.
C’est à ce titre que, pour moi, c’est déjà le mot suivant de l’histoire qu’il s’agit d’écrire. Ce sont des gestes concrets qu’il s’agit d’inscrire dans l’histoire, dans nos vies personnelles et collectives, dans nos institutions sociales et politiques, au nom de cette espérance. Il ne s’agit pas d’abord, et je crois que c’est le propre de l’espérance chrétienne, d’éviter le pire, ou de freiner la catastrophe à venir. On peut le faire, on doit le faire, mais ce n’est pas ça d’abord l’espérance chrétienne. La mémoire du Crucifié, la mémoire anticipée de ces victimes à venir, nous enjoint de rendre à tous ceux qui survivront à ces victimes le monde qu’on aurait aimé avoir offert à ces dernières, et que nous n’avons pas su leur offrir. Pour que leur mort injuste n’ait pas le dernier mot, elle doit ouvrir un avenir. La mémoire de leur passion (memoria passionis) nous oblige, avec honte et confusion, mais aussi avec résolution, à tracer les chemins d’une fidélité renouvelée à Dieu. Les cicatrices qu’ils laissent à jamais dans l’humanité sont une provocation : la sauvegarde de cette maison commune, que Dieu a remise entre nos mains, est notre dette.

Je voudrais prendre un exemple un peu décalé en repartant de deux séries de vidéos qui ont déjà quelques années. La première se déroulait en 8 épisodes : « L’effondrement » met en scène les réactions de la population, dans les moments critiques où il n’y a plus d’essence, où chacun doit se procurer autrement de la nourriture, doit fuir les grandes villes (…). Ce qui est mis en scène, ce sont surtout des comportements inquiets, égoïstes, où chacun pour survivre cherche à s’approprier des biens, de la nourriture, de la sécurité, en écrasant les autres… L’homme est un loup pour l’homme : vous devinez qu’il y a des morts.
La deuxième relève davantage d’un documentaire chrétien sur l’écologie : « Des arbres qui marchent » . Des témoins, engagés dans la transition écologique, témoignent du sens qu’ils donnent à cette transition. Un des témoins raconte un épisode vécu par son frère en 2013, alors qu’un cyclone dévastait les Philippines. Dans une ville en train d’être ravagée, cet homme s’est retrouvé agrippé à d’autres gens qu’il ne connaissait pas, dont il ne pouvait même pas voir le visage. Mais ils n’ont survécu que parce qu’ils sont restés unis. Certains commentent en y voyant le signe que l’entraide sort plus spontanément face à une question de vie ou de mort ; que dans les situations les plus épouvantables, face à l’urgence de l’amour et de la fraternité, le don de soi surgit ; et regrettent que cela reste enfoui le reste du temps.
Les deux séries ont un point commun, c’est de suggérer qu’une espèce de vraie nature de l’homme surgira face à la catastrophe. Une nature mauvaise, dans le premier cas, bonne, dans le second. Je ne suis pas certain de la piste qui consiste à tabler sur une « vraie nature de l’homme » pour décrire nos réactions à l’effondrement. Je vois par contre combien notre ‘nature’ est en bonne part façonnée par les sociétés dans lesquelles nous vivons. Autrement dit, dans les sociétés qui cultivent et valorisent des formes de solidarité relationnelles, concrètes, sociales (…), je crois que cette solidarité se prolongera face à la catastrophe. Et dans les sociétés qui valorisent davantage l’individu autonome, cet individualisme risque de se prolonger aussi face à la catastrophe. C’est dans ce sens que je parlais de rendre aux survivants d’après-demain le monde qu’on aurait aimé avoir offert à toutes les victimes d’aujourd’hui et de demain. Les catastrophes qui s’annoncent, si elles sont attendues et traversées avec l’espérance chrétienne, peuvent nous engager, au nom des victimes qu’elles feront, à poser aujourd’hui des actes, individuels et collectifs, à convertir nos modes de vie, pour préparer un monde plus désirable, avec de véritables solidarités sociales. Peut-être pas d’abord par souci d’efficacité – l’heure est passée. Mais par amour du Dieu qui s’est identifié à tous les crucifiés. Pour l’amour, totalement gratuit, de ces victimes.

L’espérance chrétienne dépasse la question d’y arriver ou pas, elle traverse optimisme et pessimisme

Comment conclure ce bref partage théologique ? J’ai parlé d’une espérance fondée dans la mort et la résurrection du Christ. Vous avez senti que dans les mouvements entre pessimisme et optimisme, je penche peut-être plutôt vers un pessimisme raisonnable, qui, pour autant, ne me fait ni baisser les bras, ni m’agiter en tous sens pour éviter l’échec, et peut-être m’engager un peu. Mais il m’oblige surtout à puiser du souffle au pied de la Croix. L’espérance chrétienne dépasse la question d’y arriver ou pas, elle traverse optimisme et pessimisme ; elle affirme, elle croit, que nous venons de l’Amour créateur de Dieu, que nous vivons de cet Amour aujourd’hui, que cet Amour est aussi rédempteur, et que nous sommes mystérieusement destinés à cet Amour pour l’éternité. Chaque acte d’amour aujourd’hui, chaque acte de justice, sociale ou écologique, chaque effort de transformation de nos conditions collectives d’existence dans le sens d’une plus grande solidarité relationnelle et sociale, a une valeur d’éternité divine en soi. Et ce, qu’il « réussisse » ou non à vue humaine.
Voilà peut-être la lueur d’espérance ! Vivre de cette lueur, telle est la grâce que je demande aujourd’hui pour le monde, l’Église, la Compagnie de Jésus et notre Province… au pied de la Croix.

Article publié le 27 octobre 2025

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