bible théologie « Crainte et tremblement ! » Comment entreprendre une présentation de Paul Beauchamp, même brève, surtout brève, sans éprouver un tel sentiment ? Reconnu largement comme exégète et théologien biblique d’une ampleur et d’une profondeur véritablement exceptionnelles, il faut bien reconnaître que sa pensée, et son expression, intimident souvent jusqu’aux plus courageux. Et pourtant !

D’où tenait-il ce caractère, ce style, cette façon qui n’étaient qu’à lui, ce côté réservé et secret, énigmatique pour tout dire ? De sa propre généalogie ? De la Chine où il s’était enfoncé ? Je serai tenté de dire : de la Bible elle-même qui, toujours, révèle et cache en même temps. Il faut lire Beauchamp comme on lit les Écritures : avec ce qu’elles appellent la « crainte », et qu’il a traduit : « la certitude tremblante de l’amour » (L’Un et l’Autre Testament, I, p. 272). Vouloir tout comprendre, et tout de suite, n’est certainement pas le bon chemin. On ne « saisit » pas la vraie connaissance, on la reçoit, on se laisse saisir par elle. Il faut accepter, tranquillement, de ne comprendre d’abord que peu de chose : c’est déjà beaucoup.

Une manière bien à lui

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Comment caractériser – au risque de caricaturer – la manière de Beauchamp ? Lire de près, « avec le doigt », en accordant à la lettre d’un seul texte l’attention la plus précise, sans jamais perdre de vue l’ensemble, tout l’ensemble, du début de la Genèse à la fin de l’Apocalypse, « le corps » tout entier, « le récit total », selon son expression. Il n’a rien visé d’autre que de jeter les bases d’une « théologie biblique », c’est-à-dire une théologie de l’ensemble de la Bible. Ce à quoi la plupart n’étaient pas prêts à consentir, et ne le sont pas encore, fascinés, jusqu’à la paralysie, par la pluralité, selon eux irréductible, du texte biblique. C’est pourquoi son ouvre majeure est intitulée L’Un et l’Autre Testament, où « Testament » est au singulier. Travail sans cesse à reprendre avec la lecture, jamais achevé et qu’il n’a pu mener à son terme, dans un troisième volume dont on attend encore la parution après sa mort. L’unique chose à laquelle il a consacré toute sa vie est le mystère de l’unité des deux Testaments, reliés l’un et l’autre en un seul livre.

Ce qu’il a toujours cherché, passionnément, c’est comment l’Un « s’accomplit » dans l’Autre. Combien d’articles, de chapitres entiers de ses livres sont consacrés à « l’accomplissement des Écritures », qui trouve son lieu dans le mystère pascal, dans la croix du Christ. Il a voulu pour cela restaurer la lecture typologique, ou figurative, celle que pratiquaient les Pères de l’Église qui voyaient en Christ celui qui remplit et porte à leur achèvement toutes les figures du Premier Testament. Mais il a aussi montré qu’on ne pouvait le faire que sur des bases radicalement nouvelles. Le fondement sur lequel peut et doit se construire une telle lecture figurative est en réalité aussi simple que novateur : montrer que cette lecture n’est pas le propre du Nouveau Testament, mais qu’elle est déjà à l’ouvre à l’intérieur de l’Ancien, que l’accomplissement est donc appelé, « intimé » dès le début, dès la première page du Livre. Ainsi, par exemple, des figures de Caïn fils d’Adam et de Joseph fils de Jacob aux deux bouts de la Genèse, que le lecteur est invité à laisser jouer ensemble : le premier tue son frère par jalousie, l’autre est tué symboliquement par la jalousie de ses frères, mais, à la fin de l’histoire leur pardonne. Les figures sont faites pour parler ensemble. Ces deux figures de l’origine seront relayées ensuite de bien des manières, en particulier par « l’orant » du Psaume 22 et par celle du Serviteur d’Isaïe qui traverse la mort et redonne la vie à ses bourreaux : elles trouveront leur accomplissement avec la mort de Jésus et sa résurrection.

Petit guide de lecture

Mais il faut s’arrêter là : il est impossible en deux pages de résumer une pensée si riche et si complexe. Passons à des choses plus concrètes, je veux dire ses écrits. Pour qui ne les connaîtrait pas, et pour ceux qui se seraient laissé décourager, un mode d’emploi sera plus utile que bien des explications. Je ne parlerai pas de ses nombreux articles, seulement de ses livres. Il n’en a pas publié beaucoup et certains sont tout à fait abordables. Heureusement pour nous, Paul Beauchamp n’a pas écrit seulement les deux, et bientôt trois volumes de L’Un et l’Autre Testament. Ce n’est sûrement pas par là qu’il faut commencer.

Je recommanderais d’abord un petit livre de 119 pages, Parler d’Écritures saintes (Seuil, Paris 1987) : sept courts chapitres, dont les cinq premiers reproduisent autant de conférences grand public données à l’Église Saint Ignace de Paris en 1978. Ces conférences ont d’abord circulé en cassettes audio ; il est à souhaiter qu’elles soient rééditées sous cette forme, dans un CD, avec d’autres interventions orales qui ont été conservées. Sa voix, si particulière, soutient sa parole d’une manière irremplaçable. « Le but de ces entretiens n’est pas d’expliquer la Bible. Il s’agit plutôt de s’expliquer sur la Bible, prise en bloc [.] Au fond, la question n’est pas tant de découvrir la Bible que d’y entrer. Elle a un dehors et un dedans. Être dehors ou dedans, cela dépend surtout d’une conversion intérieure » (p. 11). Ce petit livre s’organise en trois parties :

1 – La Bible, parole de Dieu et parole de l’homme
2 – Livre un et livre multiple
3 – Livre de tous et livre d’un peuple.

On trouvera là, sous forme accessible, les orientations majeures de sa manière d’entrer et de faire entrer dans la Bible.

Psaumes nuit et jour (Seuil, Paris 1980) est un régal, même pour les estomacs les plus fragiles. Ce livre de 254 pages reprend surtout des séries d’articles rédigés pour des revues des professionnels de la santé ; c’est dire qu’il est abordable. À travers les Psaumes, prière d’Israël et prière des chrétiens, c’est en réalité au « langage biblique », de toute la Bible, que le lecteur est introduit. Les deux formes essentielles de la prière y sont explorées, la supplication et la louange (chap. 2 et 3), que vient compléter « La promesse » (chap. 4) ; le chapitre 5, « Les Psaumes et le monde », répond au premier, « Les Psaumes et nous ». L’ouvrage s’achève sur un très beau commentaire du Psaume 22, celui que Matthieu et Marc mettent sur les lèvres de Jésus en Croix : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » – pour que nous poursuivions le chant avec lui.

D’une montagne à l’autre, la Loi de Dieu (Seuil, Paris 1999) est un guide sûr et captivant pour qui veut entreprendre un parcours à travers les deux Testaments. La première partie est consacrée au « Décalogue », donné par Dieu à Moïse pour les Fils d’Israël sur le mont Sinaï ; la seconde partie présente d’abord « Jésus » qui, sur une autre montagne en Galilée, prononce un Sermon destiné à tous, puis « Paul ». On reconnaîtra dans cet itinéraire la préoccupation majeure de Paul Beauchamp qui invite à lire ensemble l’Un et l’Autre Testament.

Et que dire de Cinquante portraits bibliques (Seuil, Paris 2000) ? Y est reprise une série d’articles parus dans la revue pour grand public Croire aujourd’hui, enrichie de beaucoup d’autres : une galerie de portraits de famille qui est une véritable introduction à l’Ancien Testament, goûteuse et nourrissante ; et de plus, fort bien illustrée. Introduction à l’Ancien Testament, à travers ses personnages, ses « figures ». Mais aussi introduction à toute la Bible, car le regard porte toujours vers la fin, en Jésus Christ.

La lecture de l’un ou l’autre de ces quatre livres, d’accès plus facile, est la meilleure préparation à l’entrée dans l’ouvre maîtresse, L’Un et l’Autre Testament. Malgré son caractère redoutable, il serait bien dommage de se laisser décourager par la difficulté ! « Car elle [la Sagesse] peut le conduire d’abord par un chemin sinueux, faisant venir sur lui crainte et tremblement, le tourmenter par sa discipline jusqu’à ce qu’elle puisse lui faire confiance, l’éprouver par ses exigences. Puis elle revient vers lui sur le droit chemin et le réjouit, et lui découvre ses secrets. » (Siracide 4,17-18).

P. Roland MEYNET sj