Les établissements scolaires jésuites s’adressent aujourd’hui à des publics très divers. Qualité de l’enseignement et mixité sociale et scolaire sont les maîtres mots de ces réseaux qui multiplient l’offre éducative en France et en Belgique : écoles de production, nouveaux établissements dans les quartiers, micro lycées, ouverture aux élèves en difficulté, l’effort est centré sur la réussite pour tous. Ce dossier explore la manière dont la Compagnie de Jésus déploie son trésor éducatif pour chaque jeune, quel que soit son parcours de vie et d’apprentissage, grâce à un profond ancrage dans l’héritage de saint Ignace :
« chercher et trouver Dieu en toute chose » !
Avec quinze ensembles scolaires en France et vingt-quatre écoles en Belgique, les établissements jésuites accueillent environ 40 000 élèves sur l’ensemble du territoire de la Province d’Europe occidentale francophone. Un nombre important de jeunes – dont la diversité représente un réel enjeu pour les équipes éducatives. Quels que soient son origine sociale et son niveau scolaire, chaque élève doit pouvoir trouver sa place dans un établissement jésuite ; et chaque établissement, dans sa vocation propre et selon son histoire, tend à répondre à cette exigence.
Tous ces établissements s’appuient sur une même pédagogie, initiée au 17e siècle avec les premiers collèges jésuites fondés du vivant de saint Ignace, et déployée depuis, dans de nombreux ensembles scolaires dans le monde. « Cette pédagogie se conçoit comme personnalisée, progressive, contextualisée, exigeante et finalisée », rappelle le P. Sylvain Cariou-Charton sj, délégué aux établissements scolaires en France et président de l’Association Ignace de Loyola Éducation (AILE). Elle se résume traditionnellement par « les 4 C » : compétence, conscience, compassion, capacité d’agir. La notion de cura personalis, « l’attention à la personne », induit l’accompagnement de l’élève dans toute sa personne, et se vit comme un échange – « donner » et « recevoir ». Le Magis, qui signifie « plus » ou « davantage », invite chacun à se décentrer pour faire mieux avec ce qu’il a et ce qu’il est, pour servir Dieu et les autres. Souvent confondu avec l’excellence ou l’élitisme, il s’en démarque pour introduire la notion de progression ; il s’adresse autant à l’élève qu’à l’enseignant, et accompagne un élan spirituel, comme l’atteste la formule « ad majorem Dei gloriam » (« pour une plus grande gloire de Dieu »). Enfin l’éducation jésuite ne peut se concevoir sans une grande ouverture au monde, aux autres et à la société, afin d’œuvrer pour la réconciliation, la justice et l’écologie intégrale. Elle est ainsi fermement adossée aux quatre Préférences apostoliques universelles de la Compagnie de Jésus¹. Il s’agit aujourd’hui comme hier de former « des hommes avec et pour les autres », comme l’exprimait, en 1973, le P. Pedro Arrupe, Supérieur Général des jésuites.
Une pédagogie visionnaire qui s’adapte à tous
Cette vision partagée se décline en fonction de l’établissement et de son public. Comment s’adapter à des publics très divers ? Comment favoriser la mixité sociale au sein des établissements ? Comment ouvrir le collège à tous les profils scolaires, les bons et les moins bons, et encourager ainsi la mixité scolaire ? Comment accompagner la progression d’élèves en difficulté ? Autant de défis auxquels sont confrontées les écoles jésuites.
Pour y répondre, la Compagnie de Jésus fait le choix d’implanter de nouveaux établissements dans les quartiers prioritaires ou mixtes. Ainsi, à la rentrée scolaire prochaine, le collège Loyola ouvrira ses portes à Marseille, dans le nouveau quartier Euroméditerranée, avec pour objectif d’allier éducation de qualité et mixité. Dans la même dynamique, le collège Matteo Ricci a ouvert ses portes en 2019 dans le quartier de la gare du Midi à Bruxelles. Sa directrice, Anne L’Olivier, insiste sur la nécessité d’une « pédagogie innovante » pour s’adresser à des élèves issus d’une grande mixité sociale (familles belges, d’Afrique du Nord, des pays de l’Est) : « Tous les chemins sont bons pour que les élèves puissent donner le meilleur d’eux-mêmes ». Ainsi, les sessions de cours de 90 minutes s’entrecoupent de temps spécifiques : lecture, intériorité, cercles de parole. Le jeudi est consacré à l’atelier « pour apprendre autrement », par le sport, la création artistique… En ce qui concerne la discipline, l’établissement préfère les « réparations » aux punitions – donnant au jeune les moyens d’apprendre de ses erreurs. « En ouvrant des collèges comme Matteo Ricci ou le collège Loyola à Marseille, la Compagnie de Jésus souhaite aller aux périphéries, comme nous le demande le pape François. Et nous sommes sur la bonne voie », affirme Anne L’Olivier.
D’autres collèges, moins récents, ont déjà fait leurs preuves dans cette voie : le collège Saint-Mauront à Marseille, l’institution Sainte-Marie à Saint-Chamond, l’IET (institut d’enseignement technique) Notre-Dame à Charleroi, pour n’en citer que quelques-uns. Chacun applique avec succès les recettes de l’éducation jésuite : pédagogie par le théâtre, relecture, responsabilité de l’élève, service, objectifs individuels de progression. « Expérimenter, relire, discerner, agir » : ces leviers, Vincent Sohet les connaît bien, lui qui est accompagnateur pédagogique ignatien à la Cocéjé (Coordination des collèges et écoles jésuites en Belgique). Il témoigne de la grande adaptabilité de ces principes à tout type d’élève, et de l’inventivité des équipes pédagogiques. « C’est dans un profond enracinement dans la spiritualité que ces principes déploient vraiment toute leur richesse », souligne-t-il.
Un trésor pour les jeunes en difficulté
En parallèle à ces établissements scolaires, d’autres établissements liés aux jésuites accueillent des jeunes en formation. L’association Loyola Formation regroupe quatre centres de formation continue, huit écoles de production, sept Arpej (Accompagner vers la réussite les parents et les jeunes) et une association EPA59 (Ensemble pour apprendre). Sous ces acronymes se cachent des structures accueillant des jeunes en difficulté de vie et d’apprentissage. Sa déléguée générale, Juliette Vallée, en résume l’objectif : « un projet, un métier, un avenir pour chacun », et toujours grâce à la pédagogie ignatienne, « une pédagogie qui prend soin des jeunes, parfois cassés par la vie ». Cette pédagogie est un « véritable trésor éducatif pour les jeunes en difficulté » confirme le F. Jérôme Gué sj, délégué pour l’apostolat social : prendre des responsabilités, relire ce qu’on est en train de vivre, discerner où se situe son désir, partir de là où on est pour progresser et avancer, voilà autant de principes proprement ignatiens qui encouragent chez ces jeunes leur capacité à s’engager dans la vie. Pour preuve, le succès des écoles de production. Ces écoles proposent des formations professionnelles, et cinq d’entre elles font partie des écoles d’ingénieurs Icam liées aux jésuites. Cela permet à chacun d’apprendre des autres et favorise les échanges entre les élèves : « une forme d’utopie de faire vivre ensemble des jeunes, séparés par leur condition sociale », relève Juliette Vallée. « C’est ambitieux, c’est difficile, mais ça existe » ! À l’autre bout de la chaîne éducative, Loyola Formation développe un réseau d’Arpej, des associations de soutien scolaire, animées par des bénévoles qui accompagnent environ 450 enfants des Quartiers Prioritaires de la Ville. Elles sont le plus souvent en lien avec un établissement scolaire jésuite, comme par exemple l’Arpej de Versailles et le lycée Sainte-Geneviève (Ginette). Des élèves de classes préparatoires donnent ainsi de leur temps pour accompagner de jeunes élèves en difficulté scolaire.
Le défi de la mixité scolaire et sociale
Ce type d’engagement fait partie intégrante du projet éducatif global du lycée jésuite Sainte-Geneviève (Ginette) à Versailles, qui se présente comme « une école de vie » : « former des hommes et des femmes avec et pour les autres. » En entrant à Ginette, les élèves adhèrent à ce projet qui les pousse, dans la bienveillance, à dépasser l’unique excellence académique et à mûrir pour comprendre le sens du service. « Ici, on se découvre heureux quand on aide l’autre », explique le P. Claude Philippe sj, préfet des études à Sainte-Geneviève, qui insiste sur l’élément clé de la pédagogie ignatienne à Ginette : le travail en trinôme. Chaque semaine, pendant une heure et demi, les élèves se retrouvent à trois – un bon élève, un moyen et un élève en difficulté – pour travailler et progresser ensemble. Une manière efficace de lutter contre l’esprit de compétition et de souder la promotion.
À un autre niveau, mais dans le même esprit, certains collèges jésuites, à Bordeaux, à Lyon ou à Avignon, ont créé des micro-lycées, structures au sein du lycée qui s’adressent à des jeunes en décrochage scolaire. En effectifs réduits, et avec un emploi du temps allégé, ils reprennent pied grâce à des enseignants expérimentés et passent un bac général dans un milieu privilégié. Une manière à nouveau d’être à l’écoute des plus fragiles, qui fait écho aux classes Ulis (Unités localisées pour l’inclusion scolaire), comme « la classe Soleil » à Saint-Louis de Gonzague (Franklin) à Paris, qui accueillent depuis 2013 des enfants en situation de handicap.
Un autre enjeu est de lever le plafond de verre qui empêche certains jeunes de s’inscrire dans un établissement jésuite, que ce soit pour des raisons sociales ou des raisons d’éloignement géographique. Ainsi le lycée Sainte-Geneviève, avec l’association « Des Territoires aux Grandes Écoles », mène l’opération AperSup qui permet de vivre un stage d’immersion en classe préparatoire à des élèves de première de territoires ruraux ou d’Outre-mer. Dans le même registre, Franklin (Paris) lance en septembre prochain « Un Pas de Plus », une opération permettant à des élèves habitant plus loin de s’inscrire au lycée. En ce qui concerne les difficultés financières, un barème en fonction des revenus est proposé aux familles dans tous les établissements scolaires jésuites et des aides spécifiques accordées à des élèves. À Sainte-Geneviève par exemple, « l’Internat de la réussite », financé par la Fondation Ginette (composée d’anciens élèves et de parents d’élèves), permet à une soixantaine de jeunes d’être internes pendant leurs années de classes préparatoires. Une chance et une nécessité pour tous, qui permet la rencontre et l’ouverture à l’autre.
¹ Montrer la voie vers Dieu à l’aide des Exercices spirituels et du discernement ; faire route avec les pauvres et les exclus de notre monde ; accompagner les jeunes dans la création d’un avenir porteur d’espérance ; travailler avec d’autres pour la sauvegarde de notre « Maison Commune ».
L’éducation jésuite en quelques chiffres…
Association Ignace de Loyola Éducation (AILE)
15 établissements jésuites en France, bientôt 16 avec le collège Loyola-Marseille – de la maternelle à l’enseignement supérieur
Dont 4 proposent un lycée professionnel, 2 de l’apprentissage, 4 de la formation continue, 6 des BTS, 4 des classes préparatoires
25 000 élèves
Réseau Loyola Formation
4 centres de formation continue
8 écoles de production dont 5 adossées à un ICAM
(Institut catholique d’arts et métiers)
7 Arpej (Accompagner vers la réussite les parents et les jeunes), bientôt 8
1 association EPA 59 (Ensemble pour apprendre)
Ce qui représente : 280 élèves dans les écoles de production, 4600 stagiaires, 450 jeunes au sein des Arpej, 250 professionnels et 600 bénévoles
En Belgique : la Cocéjé (Coordination des collèges et écoles jésuites en Belgique)
Interview de Aimé Yoh sj, directeur du collège Loyola à Marseille qui ouvre ses portes à la rentrée de septembre.
Quels sont les enjeux de l’ouverture de ce collège à Marseille² ?
Le collège Loyola se situe dans le quartier Euroméditerranée, en pleine transformation et à la croisée de quartiers aux sociologies différentes. L’enjeu principal est d’offrir une éducation de qualité accessible à tous, et ceci grâce à une pédagogie ignatienne innovante. Un autre défi est de faire vivre une véritable mixité sociale. Dans une ville aux multiples visages comme Marseille, nous voulons apprendre aux élèves à aller vers les autres et à s’enrichir de la différence.
Quelles sont les spécificités pédagogiques que vous offrez aux élèves ?
Nous souhaitons aider chaque jeune à révéler son potentiel en l’ouvrant à différentes dimensions – scientifique, artistique, spirituelle, sportive… – tout en développant sa capacité à faire des choix. En plus des enseignements classiques, trois temps particuliers seront proposés dans la semaine : un temps collectif le lundi, un service à rendre le mercredi et un temps de relecture le vendredi. L’emploi du temps inclut aussi un créneau d’études le soir pour permettre à chaque élève de reprendre ses cours avec le soutien d’un adulte et l’entraide de ses camarades.
Comment vivez-vous personnellement ce défi ?
Je le vis comme une mission, au sens jésuite du terme, « être envoyé ». Je fais confiance au Provincial qui m’envoie et je m’appuie sur celle que me font mes supérieurs hiérarchiques. C’est un défi énorme ; je découvre un métier, passionnant. Ce n’est pas simple tous les jours. À ces moments-là, je reviens aux fondamentaux : la prière, et savoir demander de l’aide. Car la bonne nouvelle est que je ne suis pas seul dans cette aventure : d’une part, il y a toute une équipe engagée dans le projet, avec cœur ; et d’autre part, comme on dit dans mon pays d’origine, la Côte d’Ivoire, « Le Seigneur fait grâce »
² 3e établissement jésuite à Marseille, 16e en France, la dernière ouverture remontant à 1917.
Pour aller plus loin
Textes fondateurs
Le ratio studiorum, guide pour l’éducation dans les établissements scolaires de la Compagnie de Jésus, expose les fondements du système éducatif jésuite. Le premier est paru en 1599.
Directrice adjointe du collège-lycée Saint-Louis-de Gonzague (Franklin) à Paris, initiatrice du label « Égalité filles-garçons » obtenu par Franklin en juin 2024
Je suis personnellement très sensible aux questions d’égalité des chances. L’idée de ce label a émergé en complément d’autres initiatives de Franklin – que ce soit pour l’inclusion des élèves en situation de handicap ou pour l’ouverture vers plus de mixité sociale. Une note de l’association « Femmes et Sciences » en 2022 avait attiré mon attention : avec la réforme du lycée, le nombre de filles choisissant la spécialité « Mathématiques » en terminale a brutalement chuté. Or cette matière considérée comme sélective permet d’aller vers des métiers bien rémunérés et à responsabilité… C’était pour moi le symptôme d’un manque d’égalité des chances entre les filles et les garçons, et il m’a semblé qu’il y avait urgence à faire bouger les lignes au sein de notre établissement.
Un bien-être général
Dans cette perspective, il était essentiel d’avoir des éléments objectifs : nous avons donc proposé une journée pédagogique avec l’intervention d’un professeur en psychologie sociale, et la présentation d’une enquête réalisée au sein de l’école par des élèves sous la direction de leur professeur de Sciences Sociales, Fatima Aït-Saïd. Cette enquête a révélé que, souvent de manière inconsciente, les stéréotypes sont très ancrés dans nos pratiques. Un exemple parmi d’autres : les professeurs n’emploient pas le même type d’appréciation sur les bulletins pour une fille ou pour un garçon… et cela a un impact sur les choix des filles et leur confiance en elles.
Le label « Égalité filles-garçons » est venu entériner les premières initiatives au niveau du conseil éducatif et dans le règlement intérieur. Aujourd’hui, cela nous pousse à agir à plusieurs niveaux : vie scolaire, infrastructures, organisation du travail. Tout cela participe au bien-être général ; les rapports entre filles et garçons se révèlent plus sereins et plus apaisés. Cette année, c’est la première fois qu’une fille se trouve à la tête de l’association des élèves de Terminale !
Cet article est paru dans le magazine Jésuites & Co (2025-2), la revue trimestrielle de la Province d’Europe Occidentale Francophone. L’abonnement numérique et papier est gratuit. Pour vous abonner, cliquez sur ce lien.
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