Professeur à Shanghai, ce jésuite français qui officie à Shanghai décrypte pour Le Point l’accord Chine-Vatican et explique comment les États partout dans le monde recréent des religions civiles. 

Le père Benoît Vermander poursuit, depuis vingt-six ans, la longue tradition d’implantation des jésuites en Chine, qui prend sa source au XVIe siècle avec François Xavier, puis s’épanouit avec l’intégration à la cour de l’empereur de Matteo Ricci. Après Taïwan, le père Vermander vit aujourd’hui à Shanghai, où il enseigne les sciences religieuses à l’université de Fudan depuis 2009. Ce spécialiste de la civilisation et des spiritualités chinoises a écrit plusieurs livres, dont un ouvrage en anglais sur les religions à Shanghai. Mais son dernier opus* concerne… Versailles, théâtre pour lui de l’édification d’une « religion civile », phénomène que cet intellectuel jésuite retrouve aujourd’hui en Chine et ailleurs, comme il s’en explique dans cet entretien.

Le Point : Que pensez-vous du rapprochement historique entre le Vatican et la Chine ?

Benoît Vermander : Il est historique parce que, depuis les années 50, il n’y avait plus d’échanges directs entre ces deux États. Maintenant, il ne faut pas surévaluer la portée de cet accord. Il n’instaure pas de relations diplomatiques entre la Chine et le Vatican. Il s’agit avant tout d’un accord technique sur le mode de désignation des évêques, une sorte de mémorandum dont le contenu précis n’a pas été rendu public par la volonté des deux parties. Jusqu’à présent, la très grande majorité des évêques étaient nommés par le biais de l’Association patriotique, une instance contrôlée par le gouvernement. En pratique, dans la plupart des cas, on s’abstient de désigner un candidat inacceptable pour l’Église. Dans un petit nombre de cas, néanmoins, moins de dix, Rome n’a pas reconnu ces évêques. L’accord régularise leur situation. Mais il y a aussi les cas de la trentaine d’évêques clandestins, qui ne sont pas reconnus par le gouvernement chinois. L’accord ne semble pas porter sur ces cas-là, mais on peut s’attendre à une plus grande flexibilité.

Faut-il voir dans ce rapprochement avec la Chine un effet de la politique de détente du pape François ?

Oui, les initiatives ces derniers temps sont plutôt venues du côté catholique. Pourquoi ? Parce que pour l’Église, l’unité des évêques est un impératif. Cela s’inscrit dans la logique catholique de l’unité de la foi. Autre facteur important : le pape François estime que l’Église ne peut pas ne pas être en dialogue avec le plus grand pays du monde. La Chine est un acteur essentiel de la gouvernance mondiale sur des sujets prioritaires pour le pape que sont le dérèglement climatique et les migrants.

Et côté chinois, qu’est-ce qui motive un tel rapprochement ?

Il y a eu la découverte que le pape François incarnait un visage plus tiers-mondiste de l’Église, et qu’il était très populaire sur des continents essentiels pour les Chinois, à savoir l’Afrique et l’Amérique latine. En tout cas, pour eux, il n’est certainement pas aux mains de faucons américains, comme l’on suspectait Jean-Paul II, le Polonais anticommuniste, et Benoît XVI, l’Allemand, deux papes que l’on pouvait en tout cas ranger dans des cases géopolitiques proaméricaines, même si Jean-Paul II, par exemple, fut un adversaire acharné de la guerre en Irak. Il y a très certainement des divisions dans les camps chinois sur cet accord, mais le ministre des Affaires étrangères y est très favorable parce qu’il rencontre des objectifs géostratégiques chinois.

Cette nouvelle donne peut-elle s’accommoder de la pression accrue que Xi Jinping fait peser sur les religions ?

Il faut réserver son jugement sur cette question. Depuis plusieurs mois en effet, en Chine, le pouvoir exerce une pression de plus en plus forte sur les religions pour qu’elles se sinisent. On leur demande, par exemple, de mettre au point des plans de 5 ans afin que leurs lieux de culte, leurs expressions théologiques, leurs liturgies soient plus chinois en apparence. On leur demande aussi d’accrocher le drapeau national partout. Dans certaines régions, on va plus loin, par exemple en essayant d’interdire aux moins de 18 ans toute participation à un culte. Le contrôle de l’expression religieuse sur Internet est aussi devenu très sévère. Mais cette pression accrue varie selon les provinces et les occasions, elle ne semble pas faire l’unanimité au sein même du pouvoir. Il est donc possible qu’en concluant un tel accord certains, à l’intérieur du pouvoir, procurent aux religions un espace de respiration dans une politique qui commence à créer des tensions. Personnellement, j’espère que cette interprétation est la bonne. Certains, a contrario, craignent que cet accord soit instrumentalisé afin d’accroître davantage encore la pression sur les églises catholiques locales.

Cette pression s’exerce-t-elle en Chine sur l’ensemble des religions ?

Oui, sur toutes. En dehors du catholicisme, elle s’exerce fortement sur l’islam, mais aussi ces derniers temps sur le bouddhisme et sur le protestantisme. Le taoïsme est un peu plus épargné parce qu’il est une religion locale et déjà fortement contrôlée politiquement.

Ces pressions sont-elles liées à des craintes d’influences extérieures ?

Pas de façon prioritaire, puisque le bouddhisme est chinois. Mais on peut discerner deux séries de raisons. D’une part, il s’agit de réponses localisées : le pouvoir veut remettre au pas un bouddhisme qui s’est enrichi, parfois corrompu, et qui dysfonctionne dans plusieurs grosses institutions. L’islam est un sujet plus complexe. Il y a l’islam des Ouïgours, qui vient du Turkestan oriental, et un islam importé par les descendants des soldats d’Asie centrale arrivés avec les Mongols et qui s’est dispersé dans toute la Chine. Durant les trente dernières années, ces musulmans ont beaucoup construit, dans un style moyen-oriental, avec des fonds étrangers, on leur demande de mettre en place un islam chinois. Mais ces pressions s’expliquent aussi par des facteurs plus enracinés. Cette politique religieuse est à replacer dans les orientations générales pour le pays de l’équipe de Xi Jinping. Il faut recréer un « ethos » national afin de rassembler à nouveau des Chinois divisés par la politique de réforme et d’ouverture. Pour cela, le pouvoir promeut un socle commun, composé d’un culte de la mère patrie et des valeurs socialistes, présentés comme une croyance commune suivant la phrase de Xi souvent citée : « Quand le peuple a la foi, la nation a la force. » Le peuple doit aussi se regrouper autour de symboles communs : on resacralise autour du drapeau, de l’hymne, d’images d’Épinal et, bien sûr, du leader Xi Jinping. Dans ce grand programme, il ne s’agit pas de faire disparaître les religions, mais de les annexer pour ce renouveau d’une sacralité nationale. En clair, les religions fournissent du carburant pour le moteur du régime ! Elles cimentent un socle commun dans une Chine fragmentée par les inégalités sociales, les changements culturels des quarante dernières années, les chocs économiques…

L’objectif est de recréer une religion civile, comme le fut le maoïsme ?

En effet, et cette tentative de construire une nouvelle religion civile n’est pas unique au monde aujourd’hui. En Inde, Modi veut utiliser l’hindouisme comme socle commun, ce qui n’était pas prévu dans la Constitution de 1947, qui était laïque. En Israël, les lois votées cet été visent à donner un fondement sacral à l’État hébreu. La coalition autour de Trump essaie de revitaliser la religion civile américaine. Et c’est encore plus clair avec Erdogan, qui signe la fin de l’État laïque turc. Tout État aujourd’hui se crée une forme de religion civile. Certaines apparaissent sous la forme d’une laïcité qu’on pourrait dire « sacralisée », comme dans la plupart des pays d’Europe du Nord, en particulier au Danemark.

Et en France, qu’en est-il ?

En France, il y a des plans concurrents. Il existe toujours un projet inspiré d’une collaboration étroite entre l’État et l’Église, qui a perduré bien après 1789 dans des cultes civiques comme la Fête-Dieu. Quand certains parlent de reconstruire la tradition française, il s’agit de puiser dans le cérémonial catholique pour produire du religieux civique. Autre tradition, « l’idée républicaine », telle que l’a définie Claude Nicolet dans son célèbre essai de 1982, qui prend corps sous la IIIe République autour d’un socle de valeurs communes auxquelles s’ajoutent le 14 Juillet, le 11 Novembre et la distribution des prix. La sacralisation de la laïcité, c’est une version extrême de cette « idée républicaine » – mais pas la seule : l’idée républicaine restera toujours plurielle. On peut déceler aussi un troisième courant version Macron, si l’on peut dire : il y a une quête de religiosité civile autour des cercles de pouvoir qui s’exprime dans le président jupitérien, la remise en valeur de Versailles, etc. Un État a toujours besoin de contenus religieux et de dogmes communs, comme le prédisait déjà Rousseau dans « Le contrat social », qui employait déjà le terme de « religion civile ». En détectant dans la Chine actuelle des signes de recréation d’une religion civile, j’ai retrouvé des débats qui avaient lieu en France entre 1789 et 1989, et se sont cristallisés à Versailles, théâtre du passage d’un sacré politique à un autre, un endroit où se déroulent à la fois le spectacle de la cour et la réforme de la Constitution. Paris et Versailles ont la même articulation que Pékin et Shanghai. Paris comme Pékin sont des capitales que rien ne peut souiller, le centre du roman national. Versailles et Shanghai ont un statut double : Versailles est à la fois le lieu d’épanouissement de la monarchie et d’éclosion de la Révolution avec les États généraux, Shanghai accueille autant le colonialisme européen que la naissance du Parti communiste chinois.

Versailles, la République et la Nation, Les Belles Lettres, septembre 2018.

Ces propos ont été recueillis par Monsieur Jérôme Cordelier, Rédacteur en chef des éditions locales du Point et chroniqueur religieux, le 28/09/2018. Nous les publions ici avec son aimable autorisation.

> Photo : © Xavier POPY/REA