© Saint Louis de Gonzague-Franklin

Le P. Jacques Gebel, jésuite, a été professeur de français au Collège Saint-Michel à Saint-Etienne, et auparavant à Marseille au Collège de Provence, et à Douala au Cameroun, au Collège Libermann. Il témoigne ici de son expérience d’enseignement auprès de nombreux jeunes !

Il m’arrive de « donner les Exercices », une ou plusieurs fois chaque année, individuellement ou en groupe. Mais je voudrais parler ici d’un aspect de ma mission auprès de jeunes où je ne suis pas en situation de référence explicite aux Exercices Spirituels…

Celle de professeur de français en collège (terminologie de l’Éducation Nationale, soit des élèves de 6ème à 3ème, âgés de 10 à 15 ans) et de professeur principal, exercée depuis deux ans au Collège Saint-Michel à Saint-Etienne (et auparavant à Marseille, au Collège de Provence, durant sept ans, et à Douala au Cameroun, au Collège Libermann, durant deux ans).

Je vois entre cette mission et les Exercices Spirituels (à partir de maintenant notés ES) dix liens, ou plutôt dix manières d’être et de faire. Ces dix manières ne sont pas exhaustives. Certaines invitent à un “faire” ; il va de soi que l’enseignant a fait et continue à faire ce à quoi il invite !

1. Vivre en accompagnement

Celui qui fait les ES découvre qu’il est créé, aimé, fils/fille de Dieu pour toujours, avec le Christ, sans condition. Cela le libère par rapport aux images, au monde, aux autres (qui ne sont plus menace, mais simplement à aimer).

Cette filiation-libération est constamment à rechoisir personnellement, face à l’incroyance pratique, face aux images que nous nous forgeons, comme des veaux d’or, qui organisent notre vie : efficacité, activisme, jeunisme, perfectionnisme… et, plus particuliers à l’enseignant, le sacro-saint programme, la volonté de plaire aux élèves et d’être apprécié d’eux, la défense de son autorité…

L’accompagnateur a été et est lui-même encore souvent en situation de retraitant, refaisant les ES ; il continue à prier, à se ressourcer auprès du Christ compagnon en écoutant sa Parole, continuant à apprendre de Lui ; lorsqu’il propose une retraite, il peut aussi rencontrer un superviseur auquel il rend compte de sa pratique et de ses questions…

Un bon enseignant se fait aussi toujours apprenant, continuant à recevoir tout en donnant, avec humilité. Il reçoit de ses collègues (il s’intéresse à ce qu’ils font, s’émerveille de leurs réussites et a joie à les intégrer dans sa pratique…). Il reçoit même de ses élèves… comme l’accompagnateur est parfois éclairé par ce qu’un retraitant a perçu d’un texte biblique (et qu’il n’avait vu jusqu’alors).

Cela préserve d’être trop orgueilleux ou jaloux de son indépendance et de sa maîtrise, de devenir un petit dieu !

2. Être bienveillant (vouloir du/le bien)

“Pour que celui qui donne les exercices spirituels aussi bien que celui qui les reçoit y trouvent davantage d’aide et de profit, il faut présupposer que tout bon chrétien doit être plus prompt à interpréter en bien les paroles de son prochain qu’à les condamner. S’il ne peut les interpréter en bien, qu’il lui demande comment il les comprend ; si celui-ci se trompe, qu’il le redresse avec amour. Si cela ne suffit pas, qu’il cherche tous les moyens bons pour l’amener à une vue juste pour le tirer de son erreur.” (ES 22)
“Si celui qui donne les exercices voit que celui qui les reçoit est désolé et tenté, qu’il ne se montre pas dur ni sévère envers lui, mais doux et bon, lui donnant courage et forces pour l’avenir.” (ES 7)
“C’est en fonction des capacités de ceux qui veulent recevoir des exercices spirituels, c’est-à-dire en fonction de leur âge, de leur culture ou de leurs dons, qu’il faut adapter les exercices (…). C’est dans la mesure où chacun aura voulu se disposer, qu’il faudra leur donner les exercices, pour qu’il puisse trouver davantage d’aide et de profit.” (ES 18)

Les premiers mots du Principe et Fondement (ES 23) sont : L’homme est créé. La Genèse nous parle de la vision positive de Dieu de sa création, de l’humanité : cela était très bon. (Gn 1,31). Il y a donc d’abord à aimer ce que Dieu aime, veut sauver…Il y a à avoir envers l’autre une confiance première (et non d’abord une méfiance, une défiance) en Dieu, en soi, dans le monde, l’humanité, une confiance qui permet à l’autre d’être reconnu comme personne. Il y a à commencer par un respect, une bienveillance, un présupposé favorable, une écoute… qui cherche d’abord à reconnaître, à pointer le meilleur en chacun. Non pas seulement (car il y aura aussi des défauts, limites, déviations à pointer), mais d’abord ! Il y a d’abord à essayer de comprendre l’autre, avant tout jugement…

Je me rappelle cet élève de 6ème qui n’avait pas effectué un devoir et que j’avais immédiatement taxé de gros paresseux méritant une punition. Je me suis alors repris, lui accordant un peu de temps en fin de cours, pour essayer de comprendre ce qui s’était passé :

 Pourquoi n’as-tu pas fait ton devoir ? 
 Parce que je ne l’ai pas noté sur mon cahier de texte. 
 Et pourquoi tu ne l’as pas noté sur ton cahier de texte ? 
 Parce que lorsque vous l’avez dicté, j’étais encore en train de recopier ce qui était au tableau. 
 Et pourquoi recopiais-tu encore ce qui était au tableau ? D’habitude tu es assez rapide. 
 Parce que ce jour-là j’étais moins concentré, j’étais fatigué. 
 Et pourquoi étais-tu fatigué ? 
 Parce que je m’étais couché tard. 
 Et pourquoi t’es-tu couché tard ? 
 Parce que mes parents étaient sortis et que nous avons regardé une vidéo…”

Nous avons alors discuté sur l’importance de faire des choix en semaine par rapport aux jeux et à la télé… C’était donc un autre problème que celui de la paresse ! Cette bienveillance première vaut aussi envers les parents et les collègues : il est important de tordre le cou aux rumeurs, qui sont diaboliques, déformant la vérité, en s’informant exactement et directement ; combien il est important de respecter toutes les étapes d’un dialogue constructif et vrai (cf. Matthieu 18,15-18).

Ce qui est aussi important, c’est de ne jamais humilier un élève en le blessant, en lui adressant une “parole qui tue”. En fin d’année de 6ème, j’avais demandé aux élèves de répondre à un certain nombre de questions pour évaluer le cours de français. L’une d’elles était : ” Quelle est la parole qui t’a le plus fait mal, découragé ? ” Sophie, excellente élève, avait écrit : ” C’est lorsque rendant un devoir où je n’avais pas eu la moyenne, vous avez dit publiquement : “Sophie, chute libre !” ” Un jeune a peut-être à apprendre à vivre l’épreuve, à encaisser l’adversité, mais il n’est pas nécessaire d’être pour lui occasion de chute !

Considérer l’élève comme personne, non définitivement enfermée classée et étiquetée, c’est aussi connaître ses capacités, et accepter de se laisser surprendre… I est pour cela important d’être attentif à chacun. J’essaie souvent, en fin de journée, de voir à qui je n’ai pas été assez attentif, pour l’être davantage au cours suivant. C’est un exercice exigeant pour se garder du favoritisme, de la gratification exclusive des ” bons ” élèves, de l’oubli des timides et des ” ternes ” qui ne le sont plus dès qu’on leur a donné la parole !

Il y a enfin à mettre en place des dispositifs qui permettent à tous de progresser, selon leurs capacités. J’ai cette année un élève autiste en 6ème ; je n’hésite pas à lui donner des exercices différents ou comportant uniquement l’essentiel pour qu’il puisse suivre le rythme de la classe : les autres élèves le comprennent et l’acceptent très bien.

3. Être disponible et dialoguant

Un art de la conversation, un temps livré…L’an dernier, Mathieu, élève en 4ème, souvent agressif et haineux, explose en classe : “De toute façon, vous, les profs, vous faites vos cours et vous ne vous intéressez pas à nous, à nos problèmes ; vous fermez vos dossiers et vous partez, vous ne connaissez rien de nous !” J’ai laissé passé l’orage et ai pris du temps pour causer avec lui qui souffrait d’une situation familiale très difficile. Être enseignant, et donc éducateur, c’est aussi accepter de prendre beaucoup de temps, d’offrir des lieux de parole et d’écoute vraie.

4. Susciter l’intérêt, le désir

Demander à Dieu notre Seigneur ce que je souhaite et désire. (ES 48)

Il y a une différence de taille entre un retraitant et un élève : le premier est volontaire (… mais lorsqu’il perçoit que sa volonté n’est pas vraiment conforme au chemin évangélique, il peut aussi résister !), le second l’est moins. Il est difficile de faire accepter de différer le désir immédiat et utilitaire. Quelques exemples peuvent parfois convaincre les élèves : le pianiste ne le devient pas tout de suite, ni le véliplanchiste ou le cavalier… il y a des gammes, des gestes à apprendre ; conduire une voiture suppose l’ascèse de l’apprentissage théorique et pratique du code de la route…J’ai aussi recours à quelques moyens simples pour susciter ou augmenter intérêt et désir :

  • un enthousiasme pour l’objet du cours (avec un esprit camelot, vantant sa marchandise),
  • l’annonce claire des objectifs,
  • le fait de partir des images, représentations des élèves sur un sujet pour construire le cours,
  • l’utilisation de documents concrets, qui touchent les élèves, partent de leurs préoccupations ou les rejoignent,
  • l’aide du jeu pour des évaluations et révisions : pour faire passer un programme de lecture de plusieurs livres ou un bilan de grammaire parfois amer, j’invite les élèves à composer eux-mêmes des questions dont ils fixent le barème, et dont ils ont la réponse ; ils les posent à leurs camarades ; j’utilise aussi des variantes en répartissant les élèves en décuries, ou en faisant appel à des champions…

L’enseignant doit évidemment faire face à deux tentations extrêmes :

  • la seule transmission d’un savoir (qui ignore totalement la personne et le désir de l’élève)
  • l’oubli de sa responsabilité (en se donnant pour seule règle la fusion constante avec le désir de l’élève).

5. Faire s’exercer

Celui qui donne à un autre (…) doit raconter fidèlement l’histoire de cette contemplation ou de cette méditation, en ne parcourant les points que par une brève ou sommaire explication. Car, lorsque celui qui contemple part de ce qui est le fondement véritable de l’histoire, la parcourt, la réfléchit par lui-même et trouve quelque chose qui lui explique et lui fasse sentir un peu mieux l’histoire, soit par sa propre réflexion, soit parce que son intelligence est éclairée par la grâce de Dieu, il y trouve plus de goût et de fruit spirituel que si celui qui donne les exercices avait beaucoup expliqué et développé le sens de l’histoire ; car ce n’est pas d’en savoir beaucoup qui rassasie et satisfait l’âme, mais de sentir et de goûter les choses intérieurement. (ES 2)

Saint Ignace de Loyola part du principe qu’il est important de ” boire à son propre puits “. Cela va à l’encontre d’un désir assez fréquent chez l’enseignant d’un cours magistral, pour aller plus vite, pour boucler le programme.

Laisser les élèves travailler seuls, en silence, puis, éventuellement à plusieurs, sur un texte pour en construire une lecture prend évidemment plus de temps qu’un exposé du maître ; mais combien la mise en commun est enrichissante !

Je mets aussi parfois en œuvre ce principe pour la correction des copies : je pointe seulement les erreurs ou les maladresses, sans les corriger, et les élèves ont à chercher et trouver les améliorations. En 3ème, on peut parfois aller plus loin en laissant les élèves se corriger mutuellement.

6. Inviter à relire pour choisir

Après avoir terminé l’exercice, pendant un quart d’heure, assis ou me promenant, je verrai comment les choses se sont passées pour moi pendant la contemplation ou la méditation. Si c’est mal, je regarderai la cause d’où cela provient et, quand je l’aurai vue, je m’en repentirai pour me corriger à l’avenir. Si c’est bien, je rendrai grâce à Dieu notre Seigneur et je ferai de même une autre fois. (ES 77). 

Comme professeur principal en 5ème, je passe beaucoup de temps durant l’heure de “Vie de classe” (une heure par quinzaine) à faire le point. Je propose d’abord un temps de réflexion personnelle en silence, où chacun remplit un tableau de ce type : Ce qui va Ce qui ne va pas, Ce que je propose, Moi, Le groupe-classe, Les matières et les enseignants , La vie scolaire. Suit un échange où chacun dit ce qu’il veut (il n’y a pas d’obligation de prendre la parole ou de dire tout ce que contient son tableau).

Avant le conseil de classe, je consacre aussi une séance que je pourrais qualifier de “correction fraternelle” où chaque élève dit comment il se perçoit ; les autres disent comment ils le perçoivent… L’élève se fixe alors un ou deux points d’attention, de progrès pour la période suivante. Les élèves tiennent généralement compte des remarques qui leur ont été faites. Je m’appuie aussi beaucoup sur les délégués de classe pour créer un tel climat.

7. Être exigeant en vue d’une liberté

Quand celui qui donne les exercices s’aperçoit qu’aucun mouvement spirituel ne vient dans l’âme de celui qui s’exerce, il doit beaucoup l’interroger sur les exercices, s’il les fait aux temps prévus, et comment ; de même sur les conseils supplémentaires, s’il les suit avec soin ; s’informant sur chacune de ces choses en détail. (ES 6)

Tout n’est pas beau, tout n’est pas gentil… et chacun doit rester à sa place : enseignant et élève ont à faire chacun 50% du chemin et pas plus, comme un accompagnateur et un retraitant. En cas d’extrême urgence seulement (lorsque l’on perçoit qu’il y a un risque vital), le “maître devra dépasser la ligne continue pour arracher le “disciple” au péril !

Il est important d’insister sur le “Ce que je peux”, en vue d’atteindre le “Ce que je veux” , d’aider à distinguer ce qui ne dépend pas de moi de ce sur quoi j’ai barre, qui est à ma portée dans le proche avenir, non imaginaire.

Par exemple, un élève pourra se dire : “Mon niveau, mes connaissances et compétences actuelles ne dépendent peut-être pas de moi ; mais le fait de me lever à l’heure, d’avoir toutes mes affaires, de demander à prendre la parole dans un groupe, d’effectuer un programme d’exercices de remédiations, cela dépend de moi…”. J’invite ainsi certains élèves à noter chaque semaine une ” petite décision ” concernant un point d’attention très concret et réalisable, relatif au travail (en classe ou à la maison) ou au comportement et à évaluer la fidélité à cette décision et son fruit.

Un élève de 3ème, dont la dyslexie m’avait été signalée, m’a dit récemment faire moins d’erreurs d’orthographe, en partie parce qu’il avait expérimenté que j’étais très exigeant sur ce point, parce qu’il avait sérié ses difficultés (sans vouloir tout corriger tout de suite) et qu’il avait effectué un programme progressif de remédiation.

8. Inviter à répéter selon le goût ou le dégoût

Le troisième exercice est une répétition du premier et du deuxième exercice (ES 62)
Le quatrième exercice consiste à reprendre le troisième. (ES 64)
Ce n’est pas d’en savoir beaucoup qui rassasie et satisfait l’âme, mais de sentir et de goûter les choses intérieurement. (ES 2)

Répéter, c’est d’abord reprendre ; ce n’est pas toujours facile (combien de fois ai-je dit aux élèves : ” Mais enfin, je vous l’ai déjà dit ! ” alors que je devais peut-être le redire de manière différente ; il m’est même arrivé de dire à certains élèves : ” Mais vous devez avoir vu cela ! Ce n’est pas possible ! Quel prof aviez-vous l’an passé ?… ” avant de me souvenir que c’était moi !). Mais c’est nécessaire, pour ancrer dans la mémoire, donner une cohérence, permettre d’avancer en passant à l’étape suivante.

C’est difficile pour un enseignant d’accepter d’aller plus lentement, de reprendre lorsque certaines notions importantes ne sont pas assimilées. Il est ainsi important en début de cours de reprendre l’essentiel du cours précédent, pour vérifier l’assimilation. Les élèves me disent parfois que je ne donne pas trop de devoirs ; je leur réponds que s’ils relisent les notes du cours précédent, c’est déjà beaucoup…Répéter, c’est ensuite savourer, goûter, pour apprendre à aimer davantage…L’an passé, en 3ème, je me souviens que les élèves aimaient à reprendre et savourer des poèmes qu’ils avaient écrits, dans des circonstances, il est vrai, un peu particulières.

Fin mai début juin, la Coupe du monde de football en Corée battait son plein ; les élèves, soutenus par des parents et des collègues (n’oublions pas que nous sommes au pays des “Verts”) faisaient pression pour voir ou écouter les matchs. Ce 31 mai, la France jouait contre le Sénégal… J’avais prévu une séance sur le sonnet. Les élèves avaient déjà sorti leurs baladeurs. Un index impératif les avait fait regagner les sacs. Je donnai rapidement quelques indications sur les caractéristiques du sonnet, suivies de la consigne suivante : “En écoutant le match en direct, vous allez composer un sonnet, sur le match ou la coupe du monde, seul ou à deux.”. Les élèves, très étonnés, se prirent au jeu et j’eus des résultats assez surprenants.

En témoigne le texte de Sarah, qui n’avait vraiment pas brillé jusque là par ses compétences en français :

Un beau poteau a été fait par Trézéguet. Une déception a suivi sa belle action. Desailly et Petit ont tenté de marquer, Mais le beau Diouf a bien contré leur intention.
Zidane aurait bien pu vaincre le Sénégal. Djorkaeff le remplace, on est vraiment déçu. Barthez a hélas laissé passer une balle. Résultat : nos très célèbres Bleus ont perdu.
Je dis “Allez les Bleus ! Ne perdez pas espoir !” Soyez avec moi ! Supportons-les pour gagner ! Souhaitons qu’ils ne tombent dans le désespoir,
Et qu’ils rapportent cet immense et beau trophée ! Même si les Bleus ne reviennent étoilés, Ce n’est pas grave, on peut attendre quatre années !

9. Faire progresser et donner le meilleur de soi

Le magis (davantage) revient si souvent dans les ES ! C’est une invitation à viser le rendement maximum en partant d’où on est ; non par un volontarisme extérieur, en soi, mais dans la joie de la confiance initiale donnée et redonnée par un autre (cf. la parabole des talents, Matthieu 25,14-30). C’est croire que chacun peut progresser.

Un élève de 5ème m’a un jour demandé si je donnais des notes négatives en dictée (faire apparaître la note sous zéro) ; c’était une pratique de quelques collègues dont certains prenaient ainsi plaisir à montrer aux élèves qu’ils étaient ” moins que nuls “. Je décidai de la prendre à mon compte, ce qui me valut tout d’abord un ” Vous êtes vache ! “, mais j’expliquai qu’elle me permettrait de mesurer les progrès effectués, valorisant le fait qu’un élève qui passait de -20 à -10 progressait autant sinon plus que celui qui passait de 8 à 12. Cela porta du fruit : cet élève passa durant l’année de -20 à 7/20, en passant par -5 et 3.

Il est aussi important de faire briller chacun à son niveau, en constituant des groupes de forces différentes, avec des exercices différents (tout comme la dictée de Pivot comporte une partie ” juniors” et une partie “seniors”).

10. Inviter à être responsable et solidaire

L’homme est créé pour louer, respecter et servir Dieu notre Seigneur et par là sauver son âme. (ES 23)
L’amour doit se mettre dans les actes plus que dans les paroles. L’amour consiste en une communication réciproque ; c’est-à-dire que celui qui aime donne et communique ce qu’il a, ou une partie de ce qu’il a ou de ce qu’il peut, à celui qu’il aime ; et de même, à l’inverse, celui qui est aimé, à celui qui l’aime. De cette manière, si l’un a de la science, il la donne à celui qui ne l’a pas ; de même pour les honneurs et les richesses. Et l’autre agira de même envers le premier. (ES 230)

Je pense que l’enseignement est incomplet s’il ne développe pas un sens de la responsabilité et de la solidarité : il ne s’agit pas de vouloir gagner et donner le meilleur de soi seul ou contre les autres, mais avec et pour les autres ! J’essaie de développer cette solidarité dans le travail, en favorisant le travail de groupe (écriture de scènes de théâtre, de suites de récits ; composition de questions pour un concours…) permettant une autonomie, la découverte de rythmes différents et la prise en compte du point de vue d’autrui.

Dans la classe dont je suis le professeur principal, je demande aussi à chaque élève de choisir un correspondant précis qui lui transmettra tout ce qui est nécessaire en cas d’absence prolongée. Nous essayons encore, plus largement au collège, de donner le sens de la responsabilité en répartissant un certain nombre de services dans la classe, autres que ceux des délégués. Chacun assure au cours de l’année un service durant un mois (remplir la feuille d’appel, effacer le tableau, veiller à la propreté en fin de cours…). Enfin, au niveau de l’établissement, une aide au travail est assurée par des aînés (lycéens) pour les cadets (collégiens) deux soirs par semaine, encadrés chaque soir par un enseignant différent.

Je conclurai en disant que ces manières d’être, de faire supposent la gratuité ! Nous donnons gratuitement en espérant, à la suite du Christ, que celui qui en aura bénéficié agira de même ! Mais la gratuité suppose la liberté ! J’aime, lorsque je fais des interrogations, donner un bonus : une question supplémentaire, un peu plus difficile, créditée de 2 points. Si la réponse est juste, l’élève reçoit 2 points ; si elle est fausse, l’élève ne perd rien. Il arrive donc que certains élèves aient 22/20 (ce qui pose un problème, puisque le logiciel informatique n’accepte pas cette note ; je donne alors 20 et j’ajoute 2 points à la note suivante… l’informatique ne suit plus si un élève a toujours 22 !).

Un jour, en 5ème, je rends une interrogation de conjugaison et je vois Nicolas, qui avait 8, fondre en larmes. Je demande ce qui se passe et son voisin me répond : ” Ses parents lui ont dit que cette interro serait déterminante ; il n’a pas la moyenne et son séjour de ski sera supprimé. ” A ce moment-là, Vincent, qui avait eu 22, a déclaré spontanément : ” Je lui donne mon bonus ! “. Interloqué, comme les autres élèves, j’ai accédé à sa demande. Des élèves n’ayant pas la moyenne ont alors tourné leur regard vers une autre ” bonifiée ” qui refusa catégoriquement toute cession de son bonus…

Saint Ignace de Loyola, dans une lettre du 11 septembre 1536, écrivait à Thérèse REJADELL, qui s’adonnait peut-être à des privations parfois excessives :

Avec un corps en bonne santé, vous pouvez beaucoup ; s’il est malade, je ne sais ce que vous pourrez. Le corps en bon état aide considérablement pour faire beaucoup de mal et beaucoup de bien. Beaucoup de mal chez ceux qui ont une volonté dépravée et de mauvaises habitudes ; beaucoup de bien chez ceux qui ont leur volonté fixée en Dieu notre Seigneur et qui la maintiennent dans de bonnes habitudes.

Ma première ambition est bien de former des “corps (et des esprits) en bonne santé”, en espérant qu’ils feront “beaucoup de bien” !

P. Jacques Gebel sj