Un grand théologien vient de nous quitter

Le P. Joseph Moingt, théologien engagé et bien connu, est décédé ce 28 juillet 2020, à Paris. Il était dans sa cent-cinquième année. Ses funérailles seront célébrées le samedi 1er août à 10h30 à l’église Saint-François d’Assise, à Vanves.

Joseph Moingt sj

Né au début de la première guerre mondiale, Joseph Moingt appartient au cercle probablement très restreint de penseurs et théologiens chrétiens qui ont traversé la quasi-totalité du 20e siècle et ont marqué encore de leur empreinte une partie non négligeable du nôtre. Entré en 1938 dans la Compagnie de Jésus, il a passé le temps de la deuxième guerre mondiale en captivité en Allemagne, avant d’être ordonné prêtre en 1949. L’œuvre immense qu’il nous laisse porte les marques de la rapide évolution culturelle de notre continent et, en son sillage, de l’Eglise catholique aux alentours du concile Vatican II et, surtout, depuis la fin du siècle dernier. Sans doute peut-on distinguer trois, sinon quatre étapes sur le chemin intellectuel, spirituel et apostolique du Père Moingt.

Il a commencé sa carrière intellectuelle à la Faculté jésuite de Lyon-Fourvière où il a enseigné entre 1955 à 1968 l’histoire des dogmes et la théologie dogmatique. Pendant cette période lyonnaise, Joseph Moingt participe au renouveau patristique, en particulier par sa monumentale thèse sur la Théologie trinitaire de Tertullien dont les quatre volumes, parus entre 1966 et 1969[1], continuent à inspirer beaucoup de spécialistes. A la même époque il entreprend une multitude de recherches sur les actes des grands conciles mais plus encore sur tous les textes des Pères de l’Eglise, grecs et latins, et les théologiens médiévaux, qu’il rassemble dans ses enseignements auxquels il donne la forme, inspirée de Hegel, d’une « logique de l’histoire » propre à procurer une intelligence de la foi pour aujourd’hui. Joseph Moingt devient alors un témoin de premier plan du passage de la Nouvelle théologie des années préconciliaires, élaborée à la fois au Saulchoir dans le sillon du renouveau thomiste (les PP. Chenu et Congar) et à Fourvière grâce à un contact renouvelé avec les Pères de l’Eglise (les PP. Fontoynont, de Lubac et Daniélou), à une configuration nouvelle du paysage spirituel et intellectuel, inaugurée par Vatican II et par la révolution des mentalités en 1968.

Venu en cette année mémorable à Paris, Moingt se trouve désormais dans un milieu intellectuel nouveau et plus ouvert, fortement secoué et fécondé par les évolutions culturelles récentes – en philosophie (avec Merleau-Ponty) et surtout en sciences de l’homme (c’est l’époque du structuralisme) -, mais aussi par la théologie, notamment non catholique, de Bultmann à Pannenberg et de Moltmann à Jüngel. Il affronte de nouveaux publics à l’Institut Catholique de Paris et se trouve impliqué dans la refonte des programmes et des méthodes d’enseignement. De nombreux contacts pastoraux et militants autour de Paris et en France lui permettent de sonder en profondeur les transformations qui affectent les conditions de la foi, la crise du christianisme comme religion de l’Europe et l’avancée de l’indifférence à son égard, mais aussi de participer aux initiatives nouvelles qui fleurissent de tous les côtés. Des relations avec quelques amis disparus jouent un rôle important pendant cette période d’intenses recherches, surtout Michel de Certeau avec ses réflexions sur le « croyable disponible » et sur « l’institution du croire ».

Nommé à la tête des Recherches de Science Religieuse (RSR) en 1968, Joseph Moingt transforme très rapidement cette institution en laboratoire d’une nouvelle manière de faire de la théologie, comptant non seulement sur un travail en équipe mais aussi sur l’apport interdisciplinaire de certains de ses collègues, différemment situés que lui. Un rapide regard sur les colloques biannuels, organisés par le conseil de rédaction et publiés dans la revue, montre l’étendue des thèmes abordés pendant la trentaine d’années où il la dirige. Et puisqu’il ne refuse que rarement des demandes d’intervention et d’articles, on retrouve ces mêmes thèmes et bien d’autres encore dans d’autres revues et publications destinées au grand public. Sous son inspiration, les RSR ont trouvé leur configuration actuelle et surtout leur caractère inter-facultaire et international.

« Bon et fidèle serviteur », il a dû pendant toute cette époque laisser tomber beaucoup de travaux personnels au profit d’un travail d’ « artisanat » que représentait encore la confection d’une revue en ces temps reculés. C’est pourtant mal connaître le tempérament spéculatif du Père Moingt que de penser qu’il se serait contenté définitivement d’une fragmentation de sa pensée, imposée, pour un temps, par la lourde charge de Directeur des Recherches. Commencé à Fourvière et abandonné en 1968, un ouvrage de christologie au titre évocateur, L’homme qui venait de Dieu[2], renaît donc lentement de ses cendres et voit le jour en 1993, sous une forme entièrement neuve ; s’y ajoute par ailleurs un important volume de « mélanges », offert au P. Moingt par de très nombreux collaborateurs[3].

La christologie de Joseph Moingt a suscité un très grand intérêt, mais aussi des questions, d’abord par rapport à l’épilogue qui ne fait qu’esquisser la perspective trinitaire de l’auteur dans le cadre d’une raison narrative.  Mais l’ouvrage croise beaucoup d’autres points doctrinaux, dans le domaine de la sotériologie, de l’ecclésiologie, etc., au point de proposer, en fait, l’ébauche de toute une dogmatique ; les travaux de cette deuxième période du théologien jésuite l’annonçaient au moins implicitement. Enfin et surtout, la lecture théologique de la modernité, supposée par l’ensemble du parcours, ne pouvait rester à l’état implicite. Après avoir quitté en 1997 (à 82 ans !) la direction des Recherches de Science Religieuse, Joseph Moingt se remet donc courageusement au travail et entre 2002 et 2006 publie son chef-d’œuvre qui, comme l’indique le titre Dieu qui vient à l’homme, prend la suite de sa christologie, mais élargit désormais sa pensée à l’ensemble de la foi chrétienne et l’inscrit dans l’histoire moderne et contemporaine. Les sous-titre des deux parties – Du deuil au dévoilement de Dieu et De l’apparition à la naissance de Dieu – en disent toute l’ambition[4].

On aurait pu croire que tout était désormais dit. Mais un nouvel horizon se découvre, orientant la recherche vers ce qui sous-tendait les volumes précédents : croire… Croire au Dieu qui vient[5] et, sous forme de livre-testament, L’esprit du christianisme[6]. Jusqu’à ces deux derniers ouvrages, le Père Joseph Moingt n’a cessé, avec une inquiétude croissante, de remettre en chantier ses interrogations, « oubliant le chemin parcouru et tout tendu en avant » (Phil 3, 13). Avec inquiétude, car au fil des années son diagnostic du moment présent s’est affiné et affirmé : sur fond de « crise » de nos sociétés européennes et de l’Église, la foi des chrétiens est « mal assurée, incertaine de ses objets et de ses critères, inquiète de ses lendemains », selon ses propres expressions. Depuis sa venue de Fourvière à Paris, en 1968, il s’est affronté à cette crise devenue toujours plus profonde, traçant patiemment un chemin qui permet de transiter de la croyance à ce qu’il appelle une « foi critique », tout imprégnée d’un nouvel humanisme évangélique.

Joseph Moingt a été en effet un passionné de l’intelligence de la foi. Son écriture est marquée par un style spéculatif personnel, lumineux, qui doit beaucoup au quatrième Evangile et au prologue de Jean. Mais depuis sa venue à Paris, il a gardé en même temps une conception engagée, voire « militante » de la théologie : un nombre considérable de conférences, des engagements fidèles dans l’aumônerie de l’enseignement public, dans des communautés de base, etc., et de multiples écrits de circonstances, parlant d’une nouvelle figure d’Eglise, témoignent de son souci pour l’avenir du christianisme sur notre sol européen, son humour critique et toujours bien ciblé mettant du « sel », là où une pensée trop bien-pensante risque de faire disparaître les aspérités de notre réel socio-politique et ecclésial.

Un dernier aspect, plus caché peut-être, de l’existence apostolique de Joseph Moingt doit être encore souligné : la ténacité spirituelle avec laquelle il a cru jusqu’au bout en la possibilité de réconcilier la foi « établie » de l’Église et la raison « éclairée ». Dans Croire au Dieu qui vient, on trouve une formule qui donne à méditer : « Jusqu’à ce que s’ouvre une voie [et Moingt ajoute entre parenthèses « voix »] de conciliation entre foi « établie » et raison « éclairée » ». Rapportée dans les dernières pages de ce volume à la venue de l’Esprit de Dieu, cette « voie » constitue le rythme de tout son travail et du long chemin historique de l’humanité où s’entend peut-être une « voix », comme Moingt le suggère avec hésitation et discrétion, voix venant de l’avenir qui l’a appelé et appelle tous les humains, voix silencieuse du Dieu qui vient.

Cette ténacité spirituelle, liée à un grand sens de service et de discrétion, a beaucoup impressionné et ému celles et ceux qui ont fréquenté le Père Moingt ces dernières années. Avec beaucoup de patience et en pleine conscience, il a abordé l’ultime étape de sa vie quand, après une chute en début d’année et une longue hospitalisation, il a dû rejoindre récemment la communauté jésuite de Vanves et l’EHPAD Maison Soins et Repos. Au jour le jour, il vivait parmi nous comme si l’éternité était simplement dès maintenant ou, pour le dire avec les mots de saint Irénée comme « homme, vivant en juste sur la terre, et qui oublie de mourir ».

Christoph Theobald sj                                                                                                                                                       

[1] Joseph Moingt, Théologie trinitaire de Tertullien, coll. « Théologie », N° 68-71, Paris, Aubier, 1966-1969.

[2] L’homme qui venait de Dieu, coll. « Cogitatio fidei », n° 176, Paris, Le Cerf, 1993.

[3] Joseph Doré et Christoph Theobald (éd.), Penser la foi. Recherches en théologie aujourd’hui. Mélanges offerts à Joseph Moingt, Paris, Le Cerf et Assas Editions, 1993.

[4] Dieu qui vient à l’homme. Tome I, Du deuil au dévoilement de Dieu, coll. « Cogitatio fidei », no 222, Paris, Le Cerf, 2002 ; Tome II, De l’apparition à la naissance de Dieu (2 volumes), coll. « Cogitatio fidei », no 245 et 257, Paris, Le Cerf, 2005/2006.

[5] Croire au Dieu qui vient. Tome I, De la croyance à la foi critique, Paris, Gallimard, 2014 ; Tome II, Esprit, Église et monde : de la foi critique à la foi qui agit, Gallimard, 2016

[6] L’esprit du christianise, Temps Présent, Paris, 2018.

Par ailleurs: