À la Sorbonne, la “disputatio” ressuscite
Réapprendre à débattre en s’inspirant du Moyen Âge ? C’est l’idée défendue par un petit groupe d’intellectuels mené par la philosophe Nathalie Sarthou-Lajus et la revue Études. L’association Disputatio contemporaine – du nom d’une des pratiques pédagogiques les plus célèbres de la scolastique médiévale – propose, mardi 5 avril à la Sorbonne, son premier événement de « controverse contemporaine », qui invite jeunes et moins jeunes à débattre.
Après une leçon inaugurale de 30 minutes du philosophe et linguiste Jean-Claude Milner (qui sera rediffusée prochainement en vidéo), trois thèses seront traitées publiquement par trois groupes distincts : lycéens, étudiants en classe préparatoire et représentants de la société civile. « Nous sommes ainsi dans l’élaboration collective du savoir, explique Sarthou-Lajus. La disputatio permet d’honorer ce que dit l’adversaire et non de le considérer comme un ennemi à faire taire. » L’occasion de revenir sur l’histoire d’une pratique oubliée.
La disputatio doit être réinscrite dans l’arsenal pédagogique très codifié de l’enseignement scolastique de l’université occidentale, qui se met en place aux XIIe et XIIIe siècles. Trois étapes règlent alors l’enseignement, quelle que soit la discipline :
- La lectio, d’abord : le professeur déroule sa leçon (essentiellement le commentaire d’un texte de la tradition). Les élèves écoutent en général sans prendre de notes.
- Vient ensuite le moment de la repetitio : comme le résume l’historien Lambertus Marie de Rijk dans La Philosophie au Moyen Âge (1985), on pose alors « comme exigence explicite qu’on assimile les lectures par voie de méditation. […] Il faut les intégrer à la vie réelle. » Les étudiants s’approprient, ou tentent de s’approprier ce savoir… ce qui ne manque pas de susciter, chemin faisant, des questions.
- La questio est le troisième moment de l’apprentissage : celui du débat à proprement parler. Celui-ci peut se dérouler simplement entre le maître et ses élèves (disputatio in scolis), ou bien, lorsque la question parait d’importance, devenir publique : ainsi commence la disputatio ordinaris.
« À partir de 1250, la disputatio faisait partie statutairement de la tâche du maître. Le jour où la disputatio était fixée, les cours étaient supprimés. Le maître en question introduisait le problème et résumait son propre point de vue. Tous les bacheliers et les étudiants du maître devaient être présents. » Mais surtout : le maître distribue des rôles à jouer par chacun. Un élève est choisi comme respondens, défenseur de la thèse qui pose problème ; les autres seront opponentes, représentants différents points de vue et écoles philosophiques (magistri) dont ils doivent reprendre le mode d’argumentation.
« Le résultat était souvent une collection mal disposée d’objections et de réponses pas toujours adéquates au même degré. » Une fois l’ensemble des arguments et contre-arguments déroulés, le maître proposait en général une solution argumentée rappelant les objections, la determinatio, parfois couchée par écrit (determinatio magistralis).
À ces formes courantes de disputatio s’ajoutent des formes plus exceptionnelles. La disputatio magistrorum, d’abord, qui réunissait tous les maîtres et étudiants de l’université. Mais aussi la disputatio generalis : « Deux fois par an, dans la période sans cours, juste avant Pâques et Noël, les maîtres […] pouvaient organiser une disputatio dont le sujet était déterminé par les auditeurs », et non par les maîtres. « Ceci pouvait être “n’importe quoi” », d’où le nom du rapport écrit qui en découlait, le quolibet (littéralement, « à propos de n’importe quoi »).
La forme très codifiée et peu spontanée de la disputatio n’a pas survécu à la disparition de la scolastique. De recherche en commun de la vérité, elle devient peu à peu une joute oratoire de pur prestige rhétorique. Si le débat qu’elle met en place nous paraît aujourd’hui un peu artificiel, elle était vécue assez différemment à l’époque. Abélard par exemple, disputateur de grand renom, écrit dans son Super Topica Glossae : « La dispute n’est pas une lutte réelle ni la recherche de la connaissance par un seul homme, mais elle est un débat et une polémique entre ceux qui raisonnent à propos d’une question qui est proposée et qui doit être prouvée ou réfutée. » De quoi nous inspirer, huit siècles plus tard ?
Expresso : les parcours interactifs
Kant et la raison
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