Colombie : après un demi-siècle de conflit, une nouvelle étape vers la réconciliation
Un rapport fait état de 450 000 morts entre 1985 et 2018.
- Publié le 29-06-2022 à 18h49
- Mis à jour le 30-06-2022 à 10h56
La Colombie vit des jours historiques. Et pas seulement parce que le nouveau président, Gustavo Petro, arbore un sourire qu’on lui avait rarement vu depuis son élection, après trente ans de luttes et d’opposition. Pas seulement non plus parce que l’irrésistible nouvelle vice-présidente, Francia Marquez, manifeste sa force et sa joie publiquement de manière très contagieuse dans un pays excluant… Ni parce que la plupart des partis politiques se rangent l’un après l’autre derrière le grand accord national proposé par le nouveau gouvernement, ce qui devrait donner au Congrès les moyens de mettre en œuvre les réformes du premier président de gauche colombien.
Si la Colombie vit des jours historiques, c’est surtout parce que la réconciliation de ce pays meurtri par plus de soixante ans de guerre semble enfin faisable. Mardi, après trois ans de travail, la Commission vérité a rendu solennellement son rapport final lors d’une cérémonie à Bogota, au Théâtre Jorge-Eliecer-Gaitan, dont le nom rend hommage au candidat à la présidence assassiné le 9 avril 1948 et dont le magnicide annonce le conflit colombien.
Confirmant son peu d’appétence pour l’accord de paix de 2016, le président sortant encore en poste, Ivan Duque, en voyage en Europe, n’a pas assisté à l’événement. Pendant quatre ans, son gouvernement n’a eu de cesse de freiner les efforts des institutions nées de cet accord - la Juridiction spéciale pour la paix et la Commission vérité (CV) -, s’opposant sans succès à la loi qui définissait leur statut, puis diminuant leur financement.
"Dix-sept ans de silence"
Bien présents mardi, le premier président de gauche et sa vice-présidente ont, eux, longuement été ovationnés par l'assistance. Le président de la CV, le jésuite Francisco de Roux, a remis solennellement le chapitre de recommandations (près de 900 pages) à Gustavo Petro. Il a, d'une part, assuré qu'il les "suivrait" et, de l'autre, demandé à ses compatriotes que cet exercice de vérité ne devienne pas un espace de "vengeance", mais de "dialogue et de réconciliation".
Selon des chiffres inédits de la CV, le conflit colombien a fait plus de 450 000 morts entre 1985 et 2018 (dont 45 % ont été tués par les groupes paramilitaires, 27 % par les guérillas et 12 % par des agents de l'État), plus de 120 000 disparus ou encore plus de 50 000 personnes séquestrées. "Si l'on devait rendre hommage par une minute de silence à toutes les victimes du conflit, il nous faudrait dix-sept ans de silence", a calculé Francisco de Roux.
Cette première manifestation publique de Gustavo Petro depuis sa victoire début juin est toute symbolique. Ce sont les régions les plus dévastées par la violence qui l’ont plébiscité lors de la présidentielle. Et nombre des recommandations de la commission font écho à son programme de gouvernement, comme la mise en œuvre totale de l’accord de paix de 2016 ou la réforme de la police, institution responsable de la répression sanglante du printemps colombien de 2019.
Avant la remise du rapport, Petro a aussi annoncé que son ministre des Affaires étrangères serait Alvaro Leyva, un conservateur de 79 ans qui a participé activement à tous les processus de paix - ratés et réussis - de l’histoire récente colombienne. L’homme incarne la conciliation.
Pendant trois ans, les onze délégués de la Commission vérité ont recueilli les témoignages de plus de 30 000 personnes sur tout le territoire colombien, jusque dans les régions les plus reculées, mais aussi dans 27 pays où vivent un million d’exilés ayant fui la guerre.
"Quel a été le rôle du Congrès, des partis ?"
L'événement a été retransmis en direct sur les réseaux sociaux et souvent regardé en famille ou entre amis, au bureau ou à la fac. Mais les principales chaînes de télévision ne l'ont pas retransmis, preuve que la réconciliation est en route, mais qu'il va falloir du temps. Notamment pour assimiler les milliers de pages de ce rapport composé de dix chapitres, reprenant des témoignages de victimes, mais aussi des acteurs du conflit (militaires, hommes d'affaires, élus, anciens présidents, ex-guérilleros, ex-paramilitaires, leaders religieux…) afin de tenter de répondre à des questions clés de la mémoire colombienne. "Comment est-ce possible que cela soit arrivé ? Quelles sont les institutions qui ont promu le conflit ? Quel a été le rôle de notre Congrès, des partis politiques ?" a demandé Francisco de Roux.
La commission va encore faire connaître pendant deux mois son lourd rapport dans tout le pays. Puis une commission de suivi sera mise en place pour sept ans. Elle recommande notamment la création d’un ministère de la Paix et de la Réconciliation, mais aussi un changement dans la politique prohibitionniste de lutte contre le trafic de drogue ou une nouvelle doctrine de sécurité pour les forces armées…
Il y a une semaine, lors d'une audience publique de la Juridiction spéciale pour la paix, les principaux chefs de l'ancienne guérilla des Farc, devenue le Parti des communs, ont reconnu pendant trois jours la monstruosité de leur politique systématique d'enlèvement et l'inhumanité avec laquelle ils traitaient leurs prisonniers. "En ma qualité de dernier commandant de notre organisation, je viens assumer un des crimes les plus abominables que notre organisation a commis, contredisant toutes les valeurs qu'inspirait notre cause", a ainsi déclaré Rodrigo Londoño, dit "Timochenko".