Comment ne pas s’enfermer dans le présent ?
Nous sommes centrés sur l’ici et maintenant. Hélas, celui-ci est de plus en plus accéléré et fragmenté.
- Publié le 02-05-2022 à 10h13
- Mis à jour le 03-05-2022 à 09h17
D'où vient donc le temps ? Qu'y avait-il avant ? Où va-t-il ? Qu'y aura-t-il après ? La conscience du temps ne serait-elle pas une des caractéristiques de l'homme ? L'animal, quant à lui, "même particulièrement intelligent, a, du temps, un sens nettement moins prononcé que ce que l'on rencontre chez les êtres humains", comme le fait remarquer le biologiste Georges Chapouthier.
Pour les humains, le temps est orienté vers un à-venir, il est habité par l’espérance. Sur le tympan des cathédrales gothiques, on peut souvent admirer des scènes du Jugement dernier, avec ses élus et ses damnés. Celui qui pénétrait dans ce lieu sacré se souvenait que sa vie était orientée vers un au-delà du temps et qu’il serait jugé quand il quitterait cette terre. Il en tenait compte pour garder le bon cap.
"Ici et maintenant"
De nos jours, les prêtres ne se risquent plus guère dans une prédication sur les "fins dernières". Cette thématique est jugée trop culpabilisante, maniant la peur à l’envi. Lors d’un décès, l’attention est plus portée vers les traces positives que le défunt laissera ici-bas que sur sa destinée éternelle.
Faisant fi de toute préoccupation de l'au-delà, nous nous sommes centrés sur l'ici et maintenant. Hélas, celui-ci est de plus en plus accéléré et fragmenté. Le présent est gangrené par l'inquiétude, par le stress de la to do list, le tout-tout-de-suite, la communication tous azimuts et le prurit de l'information.
En outre, le temps présent est trop souvent dévoré par le passé et obnubilé par l'avenir. L'ici et maintenant, au lieu d'être présence à ce que l'on fait, devient fuite en avant ou rumination du passé. "Nous errons [alors] dans des temps qui ne sont pas les nôtres", dirait Blaise Pascal. Or, seul le présent est vraiment en notre possession. Non pas vivre dans le passé ou dans l'avenir, mais vivre au présent, à la fois délesté des lourdeurs de notre passé et enrichi par l'expérience accumulée, et orienté vers un avenir. Celui-ci germe déjà dans le geste que je pose ici et maintenant, car la route n'est pas encore achevée.
Mais encore faut-il ne pas tomber dans le "présentisme", un présent clos, immédiat, sans perspective ni racines, un bunker. Le bûcheron sait qu’un beau tronc se forme lentement, en enfonçant profondément ses racines pour élancer ses branches dans le vaste ciel.
La vie spirituelle est la discipline du temps, sa maîtrise. Il s'agit de l'unifier, de l'enraciner et de l'orienter. Les scientifiques nous disent que lorsqu'on est pleinement attentif à ce que l'on fait, notre cerveau est dans les meilleures conditions pour produire les principales substances nécessaires à notre bien-être. C'est le fameux Carpe diem d'Horace, cette présence au moment présent, prônée tant par les épicuriens que par les stoïciens.
L’ultime profondeur
"Puis-je vous prendre un peu de temps ?" Question fréquente au téléphone. Mais, le temps n'est-il pas fait pour être pris, ou plus exactement pour être donné aux autres ? Son ultime profondeur, sa dynamique intime n'est pas la rentabilité, l'efficacité, l'insouciance. Sa dialectique, comme disait le philosophe Levinas, "est la dialectique même de la relation aux autres".
Le temps chrétien s’épanouit au-delà du temps, dans cette plénitude que l’on appelle éternité, faute d’un autre mot. Ne serait-ce pas le temps de l’éternel recueillement où tout ce qui a été vécu dans le temps qui passe se recueille dans celui qui demeure ? Celui aussi d’une présence totale les uns aux autres.
Le temps, en effet, semble se dérouler du passé vers l'avenir. Mais il faut le voir dans sa profondeur. Dans la liturgie chrétienne, le jour de Noël, par exemple, alors qu'on fête un événement d'il y a deux mille ans, on chante "Aujourd'hui nous est né un Sauveur." Hodie, en latin. Pascal, encore lui, disait : "Jésus sera en agonie jusqu'à la fin du monde", même si la passion se situe dans le passé. Dieu, en effet, se rencontre dans la ligne de la profondeur et souvent nous le situons sur la ligne chronologique.
Quand la ligne chronologique aura disparu, il ne restera que la profondeur.