Père Étienne Grieu : théologien des humiliés et des boiteux

Père Étienne Grieu : théologien des humiliés et des boiteux
© Guillaume POLI/CIRIC

On rencontre Étienne Grieu dans son petit bureau sans prétention du fertile Centre Sèvres, la faculté jésuite de Paris, où il enseigne la théologie et dont il est le recteur depuis 2017. « 350 étudiants, une PME », dit-il dans un grand sourire doux et chaleureux, en évoquant le vaisseau amiral de l’Institut catholique de Paris et ses 10 000 étudiants, de l’autre côté du boulevard Raspail.

Prêtre jésuite de 61 ans, blanchi sous le harnais de la pastorale des jeunes et des milieux populaires en banlieue parisienne durant plus de vingt ans, l’homme est le contraire d’un apparatchik. Normalien, agrégé de géographie et docteur en théologie, membre de La Pierre d’Angle une fraternité avec des personnes du quart-monde, il travaille depuis de longues années à approfondir les grandes questions théologiques à la lumière de ceux qui sont en situation de précarité. Une « clientèle » pas très éloignée de celle du Christ dans les Évangiles : les suppliants, les indigents, les méprisés, les malades, les pécheurs publics, les possédés, les exténués. Ceux que Jésus ne se contente pas d’accueillir, mais dont Il salue spécialement la foi, alors qu’Il ne cesse, au contraire, de s’étonner du manque de foi de ses disciples.

C’est dans cette brèche que s’engouffre son dernier livre, qui renouvelle l’affirmation si dérangeante de saint Vincent de Paul : « Les pauvres sont nos maîtres ». Le Dieu qui ne compte pas (Salvator) renverse les clichés souvent mièvres et bien-pensants qui entourent la question des pauvres, chez les chrétiens comme ailleurs. Il fait tanguer les hiérarchies mal ajustées entre disciples et traîne-savates, quand on entre dans le nu de la foi. Et ravive une inquiétude sur la place que l’on s’attribue soi-même dans l’échelle apostolique.

Un long compagnonnage avec les laissés-pour-compte

Silhouette longiligne, visage avenant de gendre idéal, personnalité discrète, foncièrement tournée vers les autres, le Père Étienne Grieu a tiré de son long compagnonnage avec les laissés-pour-compte une humilité à toute épreuve. Quand on parle des pauvres, il faut déjà faire attention à ce que l’on dit : ne pas confondre la pauvreté évangélique à laquelle l’Église appelle, et la misère « qui agresse l’être humain jusqu’au cœur ». En ayant bien en tête que l’expérience vertigineuse de la grande pauvreté échappera toujours à celui qui ne l’a pas vécue.

« Le souci des pauvres, on le perçoit a minima comme un devoir moral, une responsabilité éthique. Mais l’Église n’étant pas une simple ONG, comme le répète le pape François, il faut aller au-delà et comprendre que les pauvres ont quelque chose à nous apprendre. C’est beaucoup plus difficile à admettre, dit-il. Spontanément, on voit les pauvres comme des problèmes à régler, des gens à aider. Apprendre à les écouter va à rebours de tous nos réflexes. » Car il faut pouvoir envisager ceux qui n’ont pas les codes et sont menacés de basculer hors de la société humaine comme des interlocuteurs valables ; « se laisser déplacer par leur « cri » qui n’entre pas dans le canevas habituel de la conversation et dérange nos petits commerces habituels en faisant surgir les grandes questions sur l’origine, la destinée et le sens de la vie ».

Voué à l’écoute et à l’accompagnement

Comment se noue la relation intime avec Dieu dans une existence humaine : c’est ce qui l’a toujours passionné dans sa vie de prêtre ignacien voué à l’écoute et à l’accompagnement. Les itinéraires de croyants, la relecture de vie, même et surtout quand la vie ne tient plus qu’à un fil. Et comment Dieu se révèle dans l’épaisseur de la pâte humaine, avec ses moments de joie et de désolation, ses temps morts, ses moments forts, ses chutes et ses relèvements.

Un sens du concret forgé dès l’enfance, dans une famille catholique de Rouen, avec des parents engagés en paroisse et un oncle prêtre qui lui donne une vision de l’Église très incarnée et vivante, pétrie d’anecdotes à la bonne franquette, « tirées du sac » de la vie paroissiale. Parmi les figures qui ont compté dans son propre parcours de foi, il cite le Père Michel Quoist (1921-1997), prêtre du Havre, écrivain spirituel et figure très charismatique auprès des jeunes de l’époque, rencontré à l’aumônerie.

« J’étais adolescent, et ma relation à Dieu était devenue moins personnelle. Pour moi, il a levé le soupçon selon lequel croire en Dieu diminuerait notre propre humanité. » Il s’est senti chez lui chez les Jésuites, « la rencontre de Dieu va de pair avec la redécouverte de notre humanité », est entré au noviciat à 24 ans, à Lyon, dans la promo de François Boëdec et Jérôme Gué, deux figures très engagées du monde ignacien, avec lesquels il a toujours gardé des liens très forts.

D’étonnants maîtres en espérance

« Les plus pauvres dont l’existence est sans cesse au bord du chaos, dont la vie est comme attaquée à la racine, dépourvue de bénédiction, et qui continuent à se relever après les chutes, sont d’étonnants maîtres en espérance », confie Étienne Grieu qui cite abondamment ceux que l’Église croise dans ses lieux d’accueil : colocations solidaires, pèlerinages, groupes de parole, mouvements... « Ceux qui ne comptent pas mais qui, eux, très souvent, comptent vraiment sur Dieu nous permettent de percevoir comment Dieu agit dans leur existence et les accompagne. » Leurs récits de vie trouvent spontanément écho dans celui de la Passion et de la Résurrection du Christ, et dans l’annonce du Salut, qu’il est moins facile d’entendre quand on se croit sûr de sa force et de ses propres mérites.

Les pauvres ont un niveau de relation à Dieu que l’on atteint plus difficilement quand on est lesté par tant de sécurités, qu’elles soient existentielles ou même spirituelles. Et si le frein le plus puissant à l’épanouissement de l’âme était le confort, et non le refus conscient de Dieu comme on le croit souvent ? Le théologien compare ces récits de chutes et de relèvements à l’histoire d’Israël, sa relation d’alliance avec Dieu, son lien avec la promesse, à rebours de l’imaginaire progressiste que produit la sécurité existentielle. La question engage tout le corps de l’Église : « Le peuple que nous formons est-il porté par une Alliance, ou bien s’agit-il d’une organisation qui ne tolère que les acteurs capables de prouver leurs compétences ? »

Voilà qui déplace la vision toujours à convertir de l’Église et de son rapport à l’efficacité. Après avoir tout fait pour éloigner les casse-pieds et les mendiants qui venaient sans cesse s’accrocher aux basques de Jésus, les disciples leur ont donné la première place dans le Nouveau Testament, où beaucoup de choses se passent grâce à ceux dont on se dit a priori qu’il n’y a rien à attendre.

« Sans les pauvres, la Bonne nouvelle n’est pas annoncée, et les disciples restent boiteux, entravés par une vision trop humaine de la réussite qui se ferait en laissant sur le côté ceux qui ralentissent la marche », ajoute le Père Étienne Grieu. « Nous dépendons les uns des autres, et tous de Dieu. Ce n’est pas une dépendance qui nous aliène, mais qui au contraire fait advenir chacun à lui-même », s’émerveille-t-il. Ainsi marche l’économie du Salut.