“L’agression sexuelle dont j’ai été victime a volé une partie de mon enfance”
À 48 ans, le prêtre jésuite Patrick Goujon a subitement réalisé avoir été abusé, enfant, par un prêtre. Il en livre un récit fort et sincère. Il est en colère contre l’Église, mais explique combien l’écriture, l’accompagnement et la foi l’ont sauvé.
- Publié le 31-10-2022 à 11h07
"J’ai retrouvé la parole alors que j’ignorais en avoir été privé. Enfant, j’ai été abusé par un prêtre pendant plusieurs années. Il m’a été donné un jour de me le dire à moi-même puis de parler. Je n’avais pas imaginé que cela aurait été si bienfaisant.”
C’est par ces quelques mots que le prêtre et jésuite français Patrick Goujon ouvre son récit intitulé Prière de ne pas abuser et publié cette année aux Éditions du Seuil. Avec sincérité et pudeur, il y retrace son parcours, cherche à comprendre ce que l’abus dont il a été victime a blessé en lui – d’abord sans qu’il le réalise – puis comment l’écriture, le droit, l’accompagnement humain, la prière et la foi lui ont permis de traverser la tempête. Rares sont les livres qui permettent de comprendre avant tant de finesse ce que peuvent vivre les victimes.
Alors que l’Église de France (notamment) est encore empêtrée dans des scandales sans fin liés à la pédophilie, ce récit d’un prêtre qui réalise, adulte, avoir été abusé par un prêtre a reçu un grand écho. Il fut notamment récompensé par le Prix de la liberté intérieure et le Prix de littérature religieuse.
Dans quelles circonstances le souvenir de l’abus dont vous avez été victime est-il remonté à la surface ?
Un tel souvenir survient par surprise. Comme de nombreuses victimes, j’ai été touché par une amnésie traumatique. J’ai donc grandi après avoir occulté cet évènement. À 48 ans, quand cela m’est revenu, que le soir s’illumina d’un coup alors que je marchais près de la gare de l’Est à Paris, le sentiment fut très étrange : il y avait en même temps l’évidente clarté de ce qu’il m’était arrivé, je reconnus d’un seul coup quelque chose qui me pesait sans que je sache quoi, je me suis dit “Patrick, tu sais bien ce qui t’est arrivé” ; et en même temps, durant les cinq ans qui ont suivi, je n’ai pu m’empêcher de me demander si tout cela était bien réel. C’était très déroutant. J’avais le sentiment d’être étranger à ma propre histoire.
Comme si le film de votre vie passait devant vous, avec des souvenirs très clairs, et que vous doutiez que ce soit à vous que cela fût arrivé ?
Oui, c’est exactement cela. J’ai douté alors même que j’étais certain de la réalité de cet abus. C’est ce double sentiment de l’absolue certitude et de la totale étrangeté qui fut difficile à gérer et qui a fait que j’ai mis du temps à écrire à l’évêque de Verdun, diocèse dans lequel l’abus avait eu lieu, puis au procureur de la République. C’est en interrogeant des connaissances, en apprenant que le prêtre de mon enfance était un abuseur connu, et après une enquête judiciaire que j’ai su avec certitude que j’avais bien été abusé.
Vous dites que le fait d’avoir occulté ce souvenir fut à la fois ce qui vous a sauvé et ce qui vous a miné.
Le déni est une des meilleures réactions que l’on puisse avoir, car il protège l’enfant, il lui permet de ne pas être hanté en permanence par ce mal. Pour autant, le déni n’est pas l’oubli. La souffrance ne disparaît pas, elle se tapit, elle se terre. Chez moi, elle a fait grincer mon corps, j’ai souffert de terribles maux de dos, de craintes infantiles, d’un manque de liberté puis de colères disproportionnées qui me laissaient désemparé. Je ne savais pas d’où tout cela provenait. Puis le souvenir est remonté alors que nous étions en 2016 et que la légèreté et parfois l’insolence avec laquelle l’Église de France gérait les crimes et scandales liés aux abus me révoltaient. Je me souviens que certaines personnes critiquaient et remettaient en cause les victimes qui parlaient après quarante ans de silence. Cela me mettait très mal à l’aise. C’est aussi pour cela que j’ai écrit cet ouvrage : déjà en tant que victime on a du mal à croire ce qui nous est arrivé, je comprends donc qu’il y a des personnes qui peinent à entendre la réalité des faits. Mais pour ces victimes, c’est alors la double peine : alors même qu’elles souffrent, leurs interlocuteurs dénient ce qui leur est arrivé.
On sait à quel point il est difficile pour ces victimes de parler. Est-ce lié à cette double peine ?
Oui, car ce déni est presque systématique. Je me souviens du premier jésuite auquel j’en ai parlé et qui m’a dit “Tu ne vas te mettre toi aussi à remuer toute cette vieille merde…”. D’autres s’entendent dire “Tu es certain ? C’était un bon prêtre, ce n’est pas possible…”. Je comprends cependant ce refus d’entendre la réalité. C’est une protection que l’on bâtit face à l’horreur.
Quels sont les autres facteurs qui permettent de comprendre pourquoi s’exprimer est si difficile pour une victime ?
Il y a la honte. L’agression sexuelle est redoutable : vous avez honte, car quelque chose de votre intimité a été livré sans que vous l’ayez voulu. Il y a aussi la culpabilité et ces terribles interrogations qui vous torturent par la suite : “Est-ce de ma faute ? Qu’ai-je fait pour l’attirer ? Pourquoi l’ai-je laissé faire ?” La psychiatrie est alors précieuse : elle montre qu’en de telles situations nous sommes sidérés, nous n’avons plus aucun moyen de nous défendre.
Finalement, qu’est-ce qu’un abus ? Quand commence-t-il ?
Je peux vous dire comment il finit… Il finit quand la personne est détruite. Abuser, étymologiquement, c’est user jusqu’à la destruction. L’agresseur fait disparaître le sujet qu’il a en face de lui. L’abus commence donc dès que l’on ne considère pas l’autre comme une personne. Il y a ainsi des abus de langage. Heureusement, ils ne sont pas tous destructeurs, même si certaines paroles détruisent une vie.
Y a-t-il un continuum entre les abus de langage, psychologiques ou de conscience, et les abus sexuels ?
Il y a un continuum et, en même temps, il y a des différences, des degrés. C’est cela que le droit établit très bien. Vous ne pouvez pas savoir combien il fut libérateur pour moi d’ouvrir le Code pénal. Le jour où j’ai lu les distinctions établies entre une infraction, une agression et un crime, et que j’ai compris que j’avais été victime d’une agression (car je n’avais pas été violé), je me suis dit que ce qui me faisait mal ce n’était pas simplement parce que je n’avais pas su le supporter, mais parce que j’avais objectivement été une victime. Cela m’a libéré.
Alors même que les faits étaient prescrits dans votre cas, vous témoignez de l’aide que vous a apportée la justice. Sa force, écrivez-vous, c’est qu’elle n’a aucun affect, qu’elle est froide et distante. Que voulez-vous dire ?
Une victime est empêtrée dans ses affects de honte, de souffrance, de douleur, de colère… Le bienfait de la justice est qu’elle établit de la distance et objective des faits. Cela m’a beaucoup aidé.
Néanmoins, même si la justice est rendue, on ne sort jamais indemne d’un tel abus…
Non, on n’en a jamais fini avec ce mal qui vous brise et vous déchire. Les séquelles sont profondes. Personnellement, j’ai progressivement réalisé qu’il m’avait volé une partie de mon enfance. J’éprouvais des craintes irrationnelles, je n’aurais pas pu aller chez les scouts par exemple : j’avais peur des groupes d’enfants de mon âge, de tout ce qui pouvait ressembler à de la promiscuité. Ma chance est d’avoir eu de vrais amis qui ont pu me construire.
Votre foi vous a-t-elle aidé à traverser cette tempête ?
Durant mon adolescence, la violence qui règne dans le monde m’avait rendu l’idée de Dieu impossible. Je ne pouvais accepter qu’il laisse le mal exister de la sorte. Quelque chose en moi s’est retourné quand j’ai vu que Dieu entendait la misère de son peuple, qu’il a décidé de venir parmi nous. Dieu n’est pas celui qui arrête les combats, mais il est celui qui nous permet de traverser la violence humaine. Il nous tend une main, il ouvre des passages. Quand j’ai réalisé que Dieu m’aimait, qu’il était à mes côtés, cela m’a donné une force incroyable ; non la force des vainqueurs, mais des sauvés, de ceux qui sont blessés, mais savent qu’ils ne sont pas abandonnés.
Vous êtes prêtre, vous avez réalisé avoir été abusé par un prêtre… Cela a-t-il remis en question votre vocation ? Avez-vous pensé quitter la prêtrise ?
Cela a interrogé mon célibat. Je me suis demandé ce qu’il pouvait cacher. L’avais-je choisi librement ? De telles questions se travaillent uniquement avec des psychothérapeutes. Ceux-ci m’ont permis de comprendre qu’il avait pu être un refuge, mais que je m’y étais engagé également pour d’autres raisons qui m’appartiennent. Surtout, je demeure heureux d’annoncer l’Évangile en tant que prêtre.
Vous êtes heureux dans l’Église ?
Non, pas du tout en ce moment. Je suis en colère et révulsé par le manque de courage des évêques qui n’ont pas été transparents face à des cas d’abus encore révélés récemment. Leur attitude me fait vraiment mal. L’Église chute et rechute encore, car il lui manque toujours le courage de la vérité. En revanche, une chose n’est pas détruite, c’est que la foi d’hommes et de femmes en Jésus existe et continue d’exister. Cela me rend heureux d’être aux côtés de ces personnes.
En 2022, dans un tel climat, comment envisagez-vous la fête de la Toussaint ?
Cela va vous paraître paradoxal, mais il s’agit sans doute plus que jamais de la fête de la joie. Il y a tous ces hommes et ces femmes anonymes qui ont traversé la “grande épreuve” comme le dit l’Apocalypse, qui ont traversé la vie avec le risque du mal, et qui ont résisté, qui n’ont pas cédé à la violence. Se dire qu’il y a un peuple qui sait respecter, aimer, aller au-devant des blessés, cela est une joie infinie. La Toussaint célèbre les personnes qui aiment, malgré leurs faiblesses, leurs limites et leurs maladresses. Au moment où l’on découvre la perversion de l’amour à l’intérieur de l’Église, nous avons plus que jamais besoin de cette fête.
Que célèbre-t-on à la Toussaint? Ce premier novembre, les catholiques fêtent la Toussaint. Souvent confondue avec le jour de la commémoration des défunts (célébré le 2 novembre), la Toussaint est une fête joyeuse pour l’Église. Les catholiques y célèbrent la “communion des saints”. Pour eux, tous ceux qui suivent l’Évangile forment une grande et vaste équipe au sein de laquelle chacun aide et encourage les autres, humainement et spirituellement. Tel est le sens de la “communion des saints” sur lequel revient Patrick Goujon (voir ci-contre).