Discernement : Quelles sont nos idoles aujourd'hui ?

<p>L’idolâtrie nous rend étrangers à ce qui se passe dans nos vies (photo tirée de la série « Strangersin the Light » de Catherine Balet).</p>

L’idolâtrie nous rend étrangers à ce qui se passe dans nos vies (photo tirée de la série « Strangersin the Light » de Catherine Balet).

Avouons-le, personne ne songerait à se prosterner devant un veau d’or, posé sur la table du salon ! Mais qui n’a jamais courbé l’échine devant le rectangle luminescent de son smartphone, certain d’y trouver une jouissance immédiate qui remplira le vide ? Est-ce à dire que l’objet lui-même est à ranger d’emblée au rayon des idoles ? Non, explique le théologien William Cavanaugh, mais c’est la place qu’il prend dans nos vies qui peut le rendre tel.

La modernité, et tous ses produits qui captent l’attention en procurant des sensations faciles, a multiplié les exutoires, transférant notre désir infini de créature faite à l’image de Dieu et pour Dieu, sur des objets finis, qui peu à peu nous modèlent à leur propre image. Ils sont tellement divertissants qu’ils viennent combler artificiellement nos grandes questions existentielles sur l’origine, le sens et la finalité de notre vie. Sans pour autant que le bonheur espéré soit au rendez-vous, car la puissance de l’idole nous rend dépendant, sans jamais parvenir à nous satisfaire. « Ce qui fait d’un objet une idole, c’est d’en attendre plus ou moins consciemment une réponse à la grande  angoisse que nous partageons tous : la peur de manquer, de ne pas être reconnu et aimé, de mourir », explique le Père Bernard Bougon, spécialiste du discernement dans la tradition ignacienne. « Pour assurer ma sécurité, je suis tenté de miser sur des biens terrestres au lieu de mettre ma confiance en Dieu et en la vie. Plus je suis attaché à ces biens, plus j’ai peur de les perdre, et plus je me crispe sur la sécurité. » Un cercle vicieux qui finit, à la longue, par dénaturer nos plus belles aspirations.

Comme le peuple hébreu marchant vers la Terre promise, qui en vient à regretter sa vie d’esclave en Égypte, où il était sûr d’avoir à manger, alors qu’au désert il dépend de Dieu. Et qui, Moïse tardant à redescendre de la montagne, fabrique un veau d’or sonnant et trébuchant pour conjurer l’absence. On ne compte plus ces petits contrats qui viennent peu à peu remplacer notre alliance avec Dieu et nous mettre un boulet au pied : ne compter que sur ses propres forces et lâcher la main de la Providence. Tout miser sur son assurance-vie et ses produits bancaires, et sortir de l’économie du Salut. S’en remettre corps et âme à tel politique, tel « homme providentiel », plutôt qu’au Christ qui a pourtant Lui-même promis qu’Il était avec nous tous les jours jusqu’à la fin des temps. Préférer sa zone de confort aux promesses du chemin. S’accrocher au prêt-à-penser, aux pieuses idéologies, parce qu’elles nous rassurent à bon compte, alors qu’il faut pagayer au large pour rencontrer Dieu.

Et si on en croit saint Paul dans le chapitre 4 de sa Lettre aux Galates, même l’observance de la Loi, vécue ainsi, peut devenir une idolâtrie. Pour trouver l’amour, l’idolâtre compte surtout sur son physique et tout autre atout coté à la bourse des cœurs à prendre, un investissement à fonds perdu qui s’effritera inexorablement avec le temps, et qui, surtout, l’enchaînera à ses performances et à son narcissisme. La multiplication des selfies et l’exposition effrénée de soi sur les réseaux sociaux sont la version 2.0 de l’enfer sans les autres. Car, faute d’altérité, celui qui s’y livre n’est finalement aimé que pour son image, mais pas pour lui-même.

Quant à la peur de la mort, le grand fantasme transhumaniste est là pour la conjurer, quitte à faire de nous des robots. La conservation de la vie pour elle-même, amputée de tout ce qui en fait la dynamique et même en sacrifiant la liberté, pourrait aussi bien être devenue une idole, comme l’écrit le philosophe Olivier Rey dans L’Idolâtrie de la vie (Gallimard), après la crise engendrée en 2020 par l’épidémie de coronavirus. Ou sa suppression sur commande, qui donne l’impression de garder la main.

Face à la peur de manquer, tout a été dit ou presque sur le consumérisme effréné et la sidération qu’il exerce sur les peuples qui en ont les moyens, au point de nous asphyxier spirituellement. On songe aux « foules sentimentales », chantées jadis par Alain Souchon, qui étanchent leur « soif d’idéal » avec des « avoirs plein leurs placards », délaissant leur vrai bien pour ce qui leur fait du bien. Plus qu’une question morale de choix entre le bien et le mal, le drame de l’idolâtrie est qu’elle nous cloue au sol.

« Tout homme reçoit un appel à la transcendance, pas seulement les baptisés, rappelle le jésuite Bernard Bougon. Chacun, personnellement, avec son désir et ses talents, est appelé à discerner sa propre vocation et à y répondre. La liberté, c’est très insécurisant, même pour les chrétiens qui ont pourtant la solide boussole de l’Évangile et du Christ, mais, sans elle, on passe à côté de notre vie. »