Les nouvelles aventures de la BD chrétienne
Elle vit un renouveau, note le CriaBD qui la recense et fête ses 35 ans.
- Publié le 04-01-2021 à 15h16
Il faut pousser la porte pour la découvrir. À l’étage du collège Saint-Michel, imposant paquebot jésuite situé à Etterbeek, se cache une salle remplie, du sol au plafond, de bandes dessinées récentes et anciennes, d’affiches et de dessins originaux. Autour de la grande table qui structure la pièce, le jésuite Roland Francart et Philippe de Mûelenaere, respectivement fondateur et président du CriaBD, veillent sur les lieux. Fondé en 1985, ce Centre religieux d’information et d’analyse de la bande dessinée "est une association œcuménique qui a pour but la promotion de la BD chrétienne en Europe", expliquent-ils. Tous les deux, en compagnie des 160 membres de l’association, ils règnent sur un royaume de papier parsemé d’aventures et peuplé d’une troupe bigarrée de héros, saints, prophètes, et personnages historiques, bibliques ou fictionnels qu’ils font vivre en publiant la revue Gabriel, en décernant chaque année le prix du même nom à un album, en parcourant des festivals et en organisant des expositions (1).
Un genre qui a 80 ans
Roland Francart et Michel de Mûelenaere portent un regard passionné et critique sur ce courant de la BD qui aborde des personnages ou des sujets chrétiens. Il est véritablement né le 6 février 1941, avec la publication dans le journal Spirou de la première planche de la vie de Don Bosco réalisée par Jijé. Il se développe ensuite très vite, le christianisme trouvant dans ce nouvel art un médium adéquat pour l’évangélisation de la jeunesse, et des scénaristes et dessinateurs voyant dans la religion un terrain à explorer dans une démarche plus artistique. S’il ne s’agit pas d’un courant en tant que tel, la BD chrétienne compte sous son estampille 70 000 pages réparties en près de 1 500 albums réalisés par 500 dessinateurs dans 15 pays différents. La BD chrétienne constitue donc un rayon modeste, mais qui "recèle des perles du 9e art", note Roland Francart.
Son âge d’or est à l’initial des grandes années de la BD belge, entre 1943 et 1960. De grands noms s’y attachent alors : Bob De Moor, Willy Vandersteen, Raymond Reding, MiTacq et, bien sûr, Jijé. Le courant se tarit ensuite, pour renaître dans une forme plus catéchétique dans les années 1970 et vivre aujourd’hui un sursaut artistique. "Depuis quelques années de grands éditeurs s’intéressent au sujet chrétien : Dargaud, Les Arènes, Glénat, Bayard… Et comme la BD en général, les albums sont sortis du seul créneau de l’enfance. On peut dire que cette BD chrétienne connaît un renouveau, avec des auteurs variés, des démarches parfois plus historiques et artistiques." Entre Zep, l’auteur de Titeuf qui a publié en 2016 Un bruit étrange et beau, notamment consacré aux chartreux, Robin et ses beaux albums publiés chez Bayard ou les Aventures de Loupio joliment dessinées pour les enfants par Jean-François Kieffer, le paysage est désormais varié. Il donne tout son sens au CriaBD qui vient de fêter ses 35 ans, s’est offert un nouveau site et lancera une exposition sur les BD dédiées à Charles de Foucauld quand les règles sanitaires le permettront.
Les informations liées au CriaBD sont à découvrir sur www.criabd.eu/
Dans les yeux de Charles de Foucauld
L’album Foucauld. Une tentation dans le désert, publié par le scénariste Jean Dufaux et le dessinateur belge Martin Jamar chez Dargaud en 2019, est un très bon exemple du sursaut artistique, décrit par le CriaBD, de la BD chrétienne. L’ouvrage, consacré à l’ermite catholique français Charles de Foucauld ayant vécu en Afrique du Nord où il est assassiné en 1916, est le deuxième album d’un triptyque consacré à trois figures spirituelles. Jean Dufaux (auteur de 200 BD dont Murena ou deux Blake et Mortimer) et Martin Jamar (remarqué entre autres avec les séries Les Voleurs d’Empires et Double masque) avaient publié en 2016 Vincent, un saint au temps des mousquetaires (primé par le prix Gabriel du CriaBD), et sortiront dans les prochains mois, toujours chez Dargaud, un album consacré au jésuite missionnaire Matteo Ricci.
La capacité du dessin à exprimer l’invisible
"Je suis heureux de ce que nous réalisons avec Jean Dufaux", se réjouit Martin Jamar qui reconnaît que le challenge n’était pas facile : le genre de la BD chrétienne étant encore considéré par certains comme poussiéreux. "Je ne prétends pas que nous avons renouvelé le genre, mais nous sommes sortis de la biographie classique, pure et dure, pour présenter ces personnages sous un angle différent : à partir de la fin de sa vie pour Charles de Foucauld. L’objectif était vraiment d’aborder ces figures chrétiennes au regard de leur humanité. Certes, ce sont les héros de ces ouvrages, mais nous comptions montrer que ce sont d’abord des hommes, terriblement humains, mais en recherche de quelque chose qui les dépasse."
L’exercice est réussi. Le trait réaliste de Martin Jamar, conjugué à la juste sobriété du scénario de Jean Dufaux, offre humanité et mystère à ces figures qui se sont dépouillées de toute ambition personnelle pour donner leur vie aux autres. Alors qu’en Algérie l’atmosphère se tend, laissant présager l’assassinat de Charles de Foucauld, victime de conflits qui le dépassent, le visage et le regard, magnifiquement exprimés par Martin Jamar, témoignent de la paix et de la joie intérieures qui devaient habiter cet ermite, de sa recherche du beau, du bien et du vrai, malgré ses doutes et ses failles, évoquées elles aussi.
Cet album qui plonge le lecteur, par son coloris, dans la chaleur et l’aridité du désert, témoigne de la capacité de la bande dessinée à exprimer avec nuances les quêtes les plus intérieures de l’humanité.