À l’occasion du colloque organisé à Paris par le Centre Sèvres du 10 au 12 mars sur Michel de Certeau, le théologien Christoph Theobald revient sur l’héritage de sa pensée.

Christoph Theobald, jésuite, est professeur de théologie aux Facultés jésuites du Centre Sèvres.

Vous soulignez (1) que les chercheurs en sciences humaines se sont davantage intéressés à la pensée de Michel de Certeau que les théologiens. Quel est selon vous son héritage en théologie aujourd’hui ?

Christoph Theobald : Très loin d’une conception abstraite, doctrinale de la théologie, il place au centre l’intérêt pour le quotidien des êtres humains que nous sommes. On retrouve là un adage ignacien qui date du XVIe siècle : chercher Dieu en toutes choses. Non pas dans un au-delà, mais dans l’ici et maintenant, dans l’art des hommes de gérer la vie quotidienne et dans les interstices de notre vie quotidienne.

Michel de Certeau a prolongé une des impulsions du concile Vatican II : dépasser les frontières des appartenances. Il ne s’agit pas de les nier mais d’empêcher qu’elles se transforment en frontières et en murs, comme on le constate aujourd’hui, les rendre ouvertes. C’est ce que l’on pourrait désigner aujourd’hui en théologie par la notion d’hospitalité. Pour moi qui l’ai bien connu, Michel de Certeau est avant tout un homme hospitalier : on trouvait toujours place chez lui, il ne cessait de voyager et de s’inspirer des cultures autres.

Dans notre monde très marqué par les opinions, le cœur de sa réflexion, exposée dans son ouvrage La faiblesse de croire, mérite d’être médité : pouvons-nous vivre sans croire ? Le croire ne se réduit pas à une opinion, c’est une manière de se situer dans l’existence d’une manière singulière, par cette capacité d’accepter précisément la faiblesse de l’être humain, qui ne se ferme pas mais s’ouvre dans l’hospitalité.

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Dans le champ historique, il oppose également à la vision d’un passé arrêté et ressassé au travers de la commémoration, une vision de l’histoire « jamais sûre ». Quelles sont, selon vous, les traces et l’usage de sa pensée en histoire aujourd’hui ?

C.T. : Il nous invite à prendre au sérieux la force de la mémoire, qui n’est pas la commémoration. Le débat avec ceux qui sont déjà morts nous permet de nous expliquer avec nous-mêmes, de mesurer davantage notre responsabilité par rapport au présent et à l’avenir.

Le début de son ouvrage La Fable mystique, paru en 1982, a beaucoup intrigué : « Ce livre se présente au nom d’une incompétence. Il est exilé de ce qu’il traite. » Nous sommes tous des exilés de notre passé, qui nous demeure toujours étranger, mais nous permet de mieux cerner notre situation présente. C’est ce que dit son terme de « rupture instauratrice ». L’exil par rapport au passé est une rupture instauratrice d’un avenir possible.

Luce Giard a conçu un colloque très international (2)…

C.T. : Personne ne perçoit pour le moment le profil des différentes réceptions de la pensée de Michel de Certeau, dans les domaines français, anglais, italien, espagnol et portugais, germanique et non indo-européen. Le colloque, je le pressens, permettra de mieux cerner les reliefs de cette cartographie. En France comme en Allemagne, certains historiens et théologiens restent très influencés par la pensée de Michel de Certeau, et je reconnais pour moi-même cette dette.

Néanmoins, l’influence globale de cette pensée en théologie demeure encore relativement discrète. On peut espérer que le colloque et les numéros de Recherches en Sciences religieuses (mars 2016) la ravivent un peu. En France, en Allemagne ou en Italie, il a été reçu comme un outsider, très radical dans ses critiques, comme celle qu’il a formulée dans La misère de la théologie.

Ces vingt dernières années en outre, on a assisté à de multiples fermetures, ainsi qu’à des lectures souvent « scolaires » de grandes pensées comme celles d’Henri de Lubac. Le climat actuel créé par l’élection du Pape François permettra un retour plus serein sur la pensée de Michel de Certeau. Le Pape l’a d’ailleurs récemment cité comme un des grands théologiens pour aujourd’hui. Je pense qu’il connaît bien son œuvre et en effet, il y a chez lui cette attention au concret. Cette allusion du Pape François est un signal qu’il faut recevoir. Michel de Certeau a introduit un rapport créateur à la tradition chrétienne et c’est cela dont elle a le plus besoin aujourd’hui.

(1) Dans le numéro 104 de Recherches en Sciences religieuses, janvier-mars 2016.

(2) Centre Sèvres, 35bis rue de Sèvres – 75 006 Paris – 01.44.39.56.14 et centresevres.com

> Source : LaCroix.fr